A Lima, les fablabs.
Publié le 5 décembre 2015 par Ewen Chardronnet
Le Pérou est le premier et seul pays d’Amérique latine, en attendant le Chili en 2017, à avoir accueilli la FAB7, la conférence internationale des fablabs en 2011. Cet événement a-t-il créé une dynamique propre à l’éclosion de labs? Makery est allé à leur rencontre à Lima.
Lima, envoyé spécial
L’histoire des fablabs et makerspaces à Lima débute en 2009 lorsque deux étudiants, Benito Juarez et Víctor Freundt sont invités à suivre le programme de la Fab Academy à Barcelone avec le soutien de l’Institute for advanced architecture of Catalonia (IAAC) et de l’Agence espagnole de coopération internationale pour le développement (AECID). Les deux instituts financent non seulement la formation des deux étudiants, mais également la création du premier fablab en Amérique latine et la venue du festival Fab7 en 2011 à Lima.
Delia Barriga, directrice de l’association Fab Lab Pérou et membre de l’équipe ayant monté le premier fablab, se souvient : « En 2009, on n’avait rien, pas une photo, pas une vidéo pour montrer aux personnes ce que pourrait être un fablab. Les interlocuteurs que nous rencontrions pour trouver un espace et monter le projet nous disaient que ce type de choses n’existait pas ! L’Université nationale d’ingénierie (UNI) nous a finalement proposé un espace de 400 m2 servant d’espace de stockage de documents depuis les années 1960. »
Le fablab UNI fonctionne toujours, même si certains fondateurs comme Delia n’y participent plus. Les témoignages recueillis dans les fablabs et les makerspaces de la capitale péruvienne concordent : l’organisation de la Fab7 a donné un coup de projecteur à ces nouvelles pratiques et lancé le mouvement au Pérou.
Benito Juarez rappelle que l’organisation de cet évènement a été un énorme challenge pour l’équipe sur place : « En un an et demi, nous sommes rentrés de Barcelone, avons créé le premier fablab et organisé Fab7 alors que nous étions vraiment débutants ! »
Le Supernode d’Amérique latine
La filiation du MIT est toujours très présente. Lima est le Supernode, dans le jargon des fablabs, le centre instructeur de la Fab Academy d’Amérique Latine, avec quatre lieux proposant de suivre le cursus en 2016. Une vingtaine d’étudiants suivront en 2016 la formation. Les fablabs sont d’ailleurs les ateliers de fabrication les plus présents à Lima avec six fablabs pour un makerspace.
Mais ce lien ne s’arrête pas là. Cette année, Lima prototype le cours How to grow almost anything faisant évidemment référence à la formation How to make almost anything du MIT. A l’image de la Fab Academy, le cours propose aux étudiants une formation en biologie synthétique pour répondre aux enjeux de demain et potentiellement produire les matériaux qui seront utilisés dans les fablabs. Sept étudiants suivent ce cours en 2015, dont Ilaria la Manna, du fablab de Buenos Aires (Argentine).
«Je suis le cours durant 6 mois au Pérou pour ensuite développer cette activité au fablab de Buenos Aires. Le niveau est vraiment très élevé, on lit beaucoup de papiers de recherche, de documents, il y a toute une culture à apprendre en même temps que la pratique.»
Ilaria la Manna, en formation de biologie synthétique à Lima
Aujourd’hui, il n’existe pas encore de biolab à Lima, mais des partenariats avec plusieurs instituts de recherche et laboratoires permettent aux étudiants d’aller pratiquer. Comme pour la Fab Academy, chaque étudiant terminera sa formation par un projet personnel. Ilaria a choisi de travailler sur un prototype de soie synthétique. Luis Flores, lui, travaille sur des bio-capteurs : « Mon projet final est une bactérie luminescente qui changera de couleur lorsqu’elle sera en contact avec de l’arsenic. C’est un problème à Lima, où l’eau est souvent contaminée. »
Fab Lat, pour toute l’Amérique latine
L’activité des labs de Lima est riche et ne se limite pas au territoire péruvien. L’association Fab Lab Pérou est l’instigatrice du réseau Fab Lat dont le projet transnational Emosilla dédié aux enfants et porté par Ilaria la Manna a, cette année, remporté le prix du meilleur projet du réseau fablab lors de la conférence Fab11 à Boston.
Le réseau Fab Lat est très dynamique. Une réunion Skype est organisée tous les vendredis pour échanger sur les projets en cours. L’association rassemble les « historiques » dans des locaux temporaires : après le fablab UNI, ils ont créé un fablab au musée Métropolitain de Lima, le fablab MET, aujourd’hui en travaux, et veulent créer un FabCafe.
A Lima, les fablabs universitaires sont les plus représentés. Le fablab Esan, ouvert en 2014, se trouve dans une école de commerce richement dotée. A l’image de ce que l’on avait pu voir au Brésil, l’école se diversifie en ouvrant plusieurs cursus d’ingénierie. Pour Isaac Robles, fabmanager, l’investissement dans le fablab doit répondre à deux enjeux : « Développer l’innovation ouverte et le travail collaboratif. Le lab n’est pas réservé aux ingénieurs, nous avons des étudiants du cursus business et aussi de droit qui viennent. »
Encore en rodage, le fablab doit prouver son efficacité : « Nous avons fait une présentation publique des projets réalisés, plusieurs directeurs “impressionnés” sont venus nous voir à la fin pour nous dire qu’ils pensaient à tort que l’on bricolait et faisait des jouets dans le lab… » Isaac n’est pas le seul fabmanager, il est épaulé par plusieurs étudiants.
Si le cursus ingénierie est en majorité plébiscité par des garçons, sur les huit bourses offertes par l’université aux étudiants souhaitant investir de leur temps dans le fablab, six ont été attribuées à des jeunes femmes.
«Nous avons aujourd’hui plus d’utilisatrices assidues qui reviennent et développent des projets jusqu’au bout.»
Isaac Robles, fabmanager du fablab Esan
Lors de notre visite, des ouvriers s’activaient dans une salle attenante pour installer de quoi faire une serre intérieure. Isaac souhaite commencer à travailler sur des problématiques proches du cours How to grow almost anything. « Nous avons déjà fabriqué plusieurs incubateurs open source et on aimerait monter en compétence sur ce sujet. En 2016, on espère avoir 10 étudiants pour la Fab Academy pour nous accompagner. »
Le Fab Lab TecSup, également un fablab universitaire, est implanté dans une école formant des techniciens pour les métiers du secteur minier, un des moteurs de l’économie péruvienne. Roberto Delgado, ancien professeur d’électronique de l’école, est aujourd’hui fabmanager à plein temps. « Notre directeur s’est rendu au Fab7, il en est revenu convaincu de l’intérêt des fablabs comme espaces d’éducation, en particulier sur l’interdisciplinarité et la collaboration. »
Un magnat de l’industrie minière en mécène
S’il n’est pas uniquement réservé aux étudiants, peu d’utilisateurs extérieurs s’y rendent, les étudiants étant très présents dans le lieu. Cette année, 140 étudiants sont passés par le fablab pour réaliser des projets en groupe de 3 personnes. A terme, l’école souhaite que tous les étudiants inscrits passent par le fablab pour réaliser des projets pédagogiques.
« Avant l’ouverture du fablab, les étudiants n’étaient pas formés sur des logiciels de modelage 3D, ni sur du prototypage, des compétences aujourd’hui très recherchées », explique Roberto Delgado. L’école et le fablab sont tous deux des établissement à but non lucratif financés par un des magnats de l’industrie minière, le groupe Hochschild.
Outre TecSup, le groupe est également le créateur de l’école d’ingénieurs UTEC, qui elle aussi bénéficiera d’un fablab en cours de création. Enfin, pour compléter le tableau au sein de l’université, un fablab pro, ouvert aux étudiants mais orienté innovation et création de produits, sous la supervision de « l’historique » Víctor Freundt, vient d’ouvrir : le UTEC Garage est un espace avec plus de machines et plus de possibilités qu’un fablab traditionnel.
Au milieu de tous les fablabs de la ville, un nouvel espace permet aux makers de se rencontrer. Le makerspace Lima Makers vient de s’établir dans de nouveaux locaux au sein d’une maison de ville transformée en atelier collaboratif. Toshiro Tabuchi et Ricardo Torres, deux des trois créateurs que nous avons rencontrés, travaillaient déjà ensemble avec leurs entreprises respectives sur des projets alliant fabrication numérique et artisanat.
Pour Ricardo, la création du lieu n’est pas fortuite : « Nous travaillons ensemble, nous sommes tous les trois des makers et nous partageons la passion de faire des choses. Chacun de nous possédait ses propres machines dans le cadre de ses activités, on a décidé de les mettre en commun et de les mutualiser. » Pour l’ouverture du lieu, les créateurs ont hésité entre le fablab et le makerspace. A en croire Ricardo, « les outils et machines analogiques sont tout aussi importants. Parfois dans les fablabs, la CNC va être utilisée pour découper un carré sur un chape de bois alors qu’avec une scie à ruban, ça prend bien moins de temps et on ne perd pas de matière. »
Pour expliquer leur politique d’ouverture, Toshiro et Ricardo disent en souriant: « Nous avons visité plusieurs espaces en Europe, en particulier en Allemagne, qui sont souvent très ouverts, mais ici, nous sommes au Pérou, la confiance est limitée. Lors de notre première ouverture partielle, un ordinateur portable ainsi qu’une perceuse ont disparu. » Une soirée est donc dédiée à la visite du lieu, mais pour participer, il faut s’inscrire et devenir membre.
Sous influence MIT
L’organisation du Fab7 en 2011 a sans aucun doute façonné la scène de la fabrication digitale liménienne. Le nombre de fablabs en activité ou en construction (6 nouveaux espaces portés par le même groupe minier devraient voir le jour durant l’année 2016) s’appuient en force sur la Fab Academy. Tous les fabmanagers et les stagiaires que nous avons rencontrés en ont suivi la formation. C’est également le cas de Toshiro qui, en plus de son activité à Lima Makers, est formateur à TecSup.
L’empreinte du MIT est visible. Pour nombre de nos interlocuteurs, le modèle éducatif par le faire, l’expérimentation, le protypage enseigné dans les fablabs doit participer à la définition de l’éducation du XXIème siècle.
La carte des fablabs à Lima, Pérou: