«Don’t Follow the Wind» est une exposition invisible. Ou qui le sera tant que la zone contaminée de Fukushima le restera… «Ouverte» le 11 mars 2015, date du quatrième anniversaire de l’effondrement du réacteur nucléaire Daiichi, on ne peut y accéder qu’avec un permis. Une façon de réfléchir à la durabilité… de l’art, de la mémoire, de l’environnement.
Tokyo, de notre correspondante
Le jour de l’explosion du réacteur Daiichi à Fukushima, un habitant se précipite dans sa voiture avec sa famille pour fuir la radiation nucléaire qui se diffuse, bien qu’imperceptiblement, dans l’air. Au bout d’un moment, il s’arrête pour vérifier la direction du vent. Il souffle au nord, la direction que conseille alors le gouvernement japonais. L’homme fait aussitôt demi-tour et fuit au sud pour s’éloigner du danger invisible. C’est de cette histoire qu’est tirée le titre d’une exposition hyperbolique et subversive, Don’t Follow the Wind (Ne suivez pas le vent), à voir/non voir dans la zone interdite de Fukushima.
Initiée par Chim↑Pom, un collectif de six jeunes artistes japonais connus pour leur projets publics toujours engagés et souvent provocateurs (dont deux à Fukushima depuis la catastrophe), cette dernière performance expose dans la zone interdite les œuvres de 12 artistes venus du Japon et d’ailleurs, dont le Chinois Ai Weiwei, connu (entre autres) pour ses prises de position contre la censure chinoise face aux catastrophes naturelles et Eva et Franco Mattes de 0100101110101101.org, déjà auteurs d’un projet sur Tchernobyl en 2010.
Les plus déterminés verront l’expo un jour (de leur vivant ?) lorsque l’interdiction d’entrée dans la zone sera levée (on compte en années, sinon en décennies…). Nous autres ne pouvons qu’examiner les accessoires, les échantillons, les modèles, les vestiges et les bande-annonces des œuvres installées hors de notre portée à la fois géographique (dans la zone interdite) et physique (derrière la vitrine).
Car dans la zone dite d’exclusion, où le taux de radioactivité dépasse les 50 millisieverts, l’accès est strictement interdit, de nuit comme de jour, sans permis explicite. 24 000 des 120 000 résidents évacués dans un rayon de 20 km autour du réacteur Daiichi habitaient cette zone. 50 000 d’entre eux ne peuvent toujours pas y retourner.
Musée de la zone morte
C’est dans une maison, une ferme, un entrepôt et un centre de loisirs, tous subitement abandonnés et depuis contaminés, que les artistes ont installé des œuvres in situ, pertinentes, personnelles, exposées et vulnérables au temps, au climat et à la nature. Leur mission : créer une sorte de musée à l’intérieur de la zone morte qui témoignerait de la vie qui l’animait jusqu’au 11 mars 2011. Depuis le 11 mars de cette année, les 12 œuvres y sont ainsi installées, en attendant d’être vues — ou pas.
Pendant ce temps, derrière la vitrine du « Non-Visitor Center», au Watari musée d’art contemporain de Tokyo jusqu’au 18 octobre, sont exposés les « avatars » des œuvres en question (conceptuelles pour la plupart, tout comme le projet).
Derrière ces porte-parole muets, on trouve de la solidarité : la batterie d’une voiture transportant les quatre membres du collectif Grand Ginol Mirari et leurs objets personnels à poser et laisser sur place ; les vêtements trouvés dans une chambre en désarroi, que Kota Takeuchi a portés le temps de se prendre en photo afin de l’accrocher sur place ; une vidéo montrant l’accrochage de photos de famille d’Ai Weiwei dans une maison abandonnée, ainsi qu’une installation de panneaux solaires qui allument une maison abandonnée deux fois par jour, comme si on y habitait encore ; une base de données des dernières photos prises et mises en ligne par les résidents de Fukushima dans les jours et heures qui précédaient la catastrophe, documentées par Taryn Simon et transmises par un petit serveur alimenté en énergie solaire à l’intérieur de la zone d’exclusion.
Mais il y a aussi du mystérieux, ou de l’insolite : les pierres de verre transparent cordonnées d’Aiko Miyanga, l’une posée dans la zone d’exclusion et l’autre exposée au Non-Visitor Center ; le costume d’armure complète d’Ahmet Ogut, qui imagine une époque où la protection intégrale du corps est devenue la norme pour respirer ; les photos transformées en textures abstraites d’Eva et Franco Mattes, qui se sont appropriés des images de planchers, de tatamis, d’herbe, de terre, de béton, etc., prises dans la zone interdite afin de les faire revivre en les diffusant dans les innombrables flux d’images de fond de nos mondes virtuels, comme des campagnes publicitaires de jeux vidéos…
Enfin, d’autres artistes invitent à une réflexion plus pointue sur le nucléaire : le bloc de trinitite (ce résidu de l’explosion nucléaire de 1945 au Nouveau-Mexique, mélangé au sable du désert américain) de Trevor Paglen, encaissé dans un cube de verre fabriqué à partir de vitres récupérées dans la zone d’exclusion, et qui effectivement devient de plus en plus toxique au fil du temps ; la maquette d’une cabane abritant une pompe d’eau, de Nikolaus Hirsch et Jorge Otero, qu’ils protègent comme un monument du patrimoine mondial de l’humanité, détournant l’attention sur la durée « monumentale » de l’accumulation de poussière radioactive sur sa surface ; les gravures sur bois de Nobuaki Takegawa, représentant ses sculptures qui dessinent les relations directes entre les risques de l’énergie nucléaire et la vie à Tokyo ; la vidéo expérimentale (et muette hors de la zone) de Meiro Kozumi sur un résident de Fukushima qui raconte le bouleversement de la vie et de l’environnement après la catastrophe ; la bande-annonce du film documentaire Drawing a Blueprint réalisé par Chim↑Pom qui parle du passé, du présent et du futur du monde nucléaire.
Comment visualiser l’invisible ? En se posant cette question, les commissaires de cette « non-exposition », Kenji Kubota, Eva et Franco Mattes et Jason Waite, ont choisi d’éviter les cartels bavards en faveur d’une introduction et de descriptions uniquement sonores des œuvres. Ainsi le catalogue, qui documente le processus du projet depuis sa conception jusqu’à son installation (on ne parlera ni de réalisation, ni de vernissage), devient-il un élément à part entière pour apprécier tout le contexte qui l’entoure.
L’attention du monde sur ce trou noir donne aux résidents évacués qui ont perdu leurs possessions, leur chez-soi et leur communauté, une nouvelle visibilité, peut-être un nouvel espoir. Lorsque les médias ont eu fini de repasser les images spectaculaires de la désolation post-tremblement de terre et tsunami, qui s’est ensuite préoccupé des conséquences silencieuses, non-visibles et nocives de la radioactivité à plus ou moins long terme ? Alors que le gouvernement japonais persiste à rouvrir ses réacteurs nucléaires un par un, à ce jour, il n’y a aucune estimation officielle pour la date de réouverture de la zone d’exclusion à Fukushima.
Revenons au titre prémonitoire de cette exposition inaccessible : « Ne suivez pas le vent » pour « n’écoutez pas les rumeurs », « ne cédez pas à l’érosion de la mémoire ». Les artistes et les commissaires nous aident à penser ainsi. Mais les intentions du projet sont-elles à l’échelle du désastre ? La contamination nucléaire, elle, n’a ni frontières ni espérance de vie connues. Quelle est la place de l’art dans l’histoire de notre planète ? Seul l’avenir nous le dira.
Pour en savoir plus : lire l’interview de Kenji Kubota et Ryuta Ushiro de Chim↑Pom ; celle de la réalisatrice de “Alone in Fukushima” et voir un reportage vidéo sur le making-of de l’exposition