«Pour une grande transformation», par Colette Tron
Publié le 29 septembre 2015 par la rédaction
Le sommet Transformaking a réuni à Yogyakarta (Indonésie) du 14 au 16 septembre, makers, artistes, chercheurs. Colette Tron, directrice artistique d’Alphabetville, un labo et centre d’art multimédia à Marseille, y était. Elle défend la nécessité de passer fissa à l’ère du « faire critique et transformatif ».
Yogyakarta, correspondance
À la suite du « Prototype 2014 », le sommet Transformaking 2015, premier du nom, a rassemblé makers, scientifiques, hackers, bricoleurs, chercheurs, artistes, critiques, designers et praticiens interdisciplinaires de diverses régions du monde, dans un ensemble hétéroclite, mais non moins cohérent, composé de résidences, de programmes de recherche, d’exposition et de foire, ainsi que d’un symposium, dont la richesse et la diversité démontrent, s’il le fallait, la nécessité de cet événement, et des questions urgentes dans lesquelles se déploie la transformation qui vient.
Accentuant l’indispensable réorientation – à tous les sens du terme, cette initiative étant née en Orient et apportant avec elle ses valeurs, se transférant ici dans un échange à échelle mondiale – de nos pratiques quotidiennes et de notre conception de la culture, Transformaking était organisé à l’initiative de la HONF Foundation (House of Natural Fiber) en partenariat avec la communauté Catec (Culture, Arts, Technology & Empowerment Community), accompagnés de nombreuses collaborations d’organisations, gouvernementales ou citoyennes, d’Asie et d’Europe.
Et cela fait sens d’employer ici les termes de « culture ouverte », « open culture » n’étant pas un slogan mais une véritable hospitalité telle que les traditions indonésiennes la désignent, faisait remarquer Gustaff Hariman, directeur de Common Room à Bandung, une structure similaire à HONF, dotée également d’un fablab, et qui va maintenant dans les villages indonésiens aider les habitants à trouver une autonomie de moyens pour leur subsistance et leur développement durable.
Car, comme le croit ce maire balinais collaborant avec un collectif de makers, un village est comme un État et il faut trouver les ressources pour le faire fonctionner. Mais les échelles ne sont pas les mêmes et il faut savoir « faire ensemble ».
Qu’est-ce qu’on fabrique ensemble ? C’est la question que j’ai voulu poser (à la suite d’une série d’ateliers à Marseille avec Ars industrialis et avec Benoît Lahoz à l’Institut français de Yogyakarta) afin d’envisager concrètement les mutations de la fabrication dans le contexte des technologies numériques et des nouvelles formes de production qu’elles engendrent. Et qui se situent dans une crise, ou bien la provoquent, comme tout « choc technologique », pour reprendre l’expression de Marshall McLuhan, et révèlent des désajustements, des ruptures, nécessitant des réinvestissements de tous ordres.
Les solutions ne pourraient être qu’alternatives, collectives et solidaires, territoriales et réticulées, à la fois locales et globales, et encore partagées, dans la perspective de la création du bien commun, et du bien vivre.
«Le mouvement des makers, ainsi que la culture qui lui est associée, propose des solutions alternatives, de manière concrète et citoyenne, là où les institutions sociopolitiques échouent. Mais confrontés à l’échelle industrielle et dans le système économique actuel, demeure le risque de marchandisation. Une attitude critique est essentielle pour investir une véritable transformation de la production: Transformaking.»
Les objectifs initiaux de Transformaking
La fabrication critique
Les pratiques, les modalités technologiques et sociales du faire, ou du fabriquer, sont en transformation. Les initiatives, aussi infimes soient-elles, localement mais pas isolément, se multiplient tout autour du globe, cela depuis le logiciel libre jusqu’à l’open source hardware (OSHW). Un temps d’expérimentation et de prototypage à partir de bactéries a ainsi précédé le sommet, sous la houlette du jeune chercheur américano-taïwanais Hermès Huang, avec une dizaine de scientifiques et de bricoleurs de divers pays (de l’Indonésie à l’Autriche, du Népal à la Suisse).
Avec l’essor que prend actuellement l’innovation ouverte, s’étendant au-delà de l’open source, du bricolage ou Do it yourself, de l’hacktivisme et des pratiques culturelles des technologies, émerge le domaine de ce que des scientifiques tels que, dans les études numériques, le chercheur canadien Matt Ratto appelle la « culture de fabrication critique engagée » ou « fabrication critique ».
Ratto, qui a inventé l’expression « critical making » en 2007, décrit la pratique comme « un désir de signalisation pour relier théorie et pragmatisme, deux modes d’engagement au monde qui sont souvent distincts – la pensée critique, généralement comprise comme base conceptuelle et linguistique, et le “faire”, travail physique sur le matériau ».
Faisant écho à la nécessité d’engager une réflexion critique sur la culture, l’histoire et la société à l’échelle mondiale, ces pratiques visent à responsabiliser et engager les gens, développer les pratiques éducatives ouvertes dans de nouveaux domaines de la connaissance et de l’interaction, et explorer des mécanismes novateurs pour les communautés locales, dans l’objectif de trouver des solutions aux défis du développement économique.
Le fondement principal du travail de Matt Ratto pour une « fabrication critique » s’appuie sur les nouvelles possibilités offertes par les logiciels et matériels open source, ainsi que les technologies en développement de l’impression 3D et le prototypage rapide.
Critique de la chaîne de production
Ce terme se traduit aussi par « décision importante », induisant la responsabilité des concepteurs, fabricants et utilisateurs de ces nouveaux objets techniques et de leurs productions, constituant aujourd’hui notre milieu, ou environnement. C’est toute la chaîne de production qui se trouve donc critiquée, au sens où la critique est génératrice de discernement, de jugement, de raison, de choix… Il s’agit ici de penser ce que nous fabriquons et les effets de nos gestes sur le contexte, dans le temps et l’espace où ils ont lieu, dans lequel ils se développent, et dont on sait que l’échelle planétaire est – au minimum – notre mesure.
Et dont la conférence mondiale sur le climat COP21 devrait évaluer l’importance de la notion de « critical making ».
Il s’agit d’une écologie et d’une économie : il en est de la question fondamentale d’une transformation responsable des formes de vie, dont on sait que la poursuite du modèle hégémonique actuel est fatale pour l’avenir de l’humanité.
Je souhaiterais, avec d’autres nombreux participants, un avenir à Transformaking ainsi qu’une dissémination de la fabrication critique et responsable. Des articulations et réticulations avec tous les milieux et domaines de recherche et d’action seraient heureux. Ce que ce premier essai a tenté, bien que parfois de façon confuse et désordonnée…
Et qu’advienne la réorientation. Pour une grande transformation !
Colette Tron, auteur et critique, est directrice artistique d’Alphabetville à Marseille, qui explore les relations entre langages et médias, art et technique, technologie et culture. Elle organise ou intervient dans de nombreux colloques ou festivals, a dirigé deux ouvrages, Nouveaux médias, nouveaux langages, nouvelles écritures (l’Entretemps, 2005), Esthétique et société (l’Harmattan, 2008). A paraître : Les lieux de l’œuvre d’art numérique (in Poétiques du numérique 3, dir. F. Cormerais, l’Entretemps).