Luce Moreau, l’artiste qui sculptait avec les abeilles
Publié le 20 juillet 2015 par Ewen Chardronnet
En résidence à Maribor (Slovénie), l’artiste marseillaise enrôle des abeilles dans un drôle de jeu de sculpture. Cet art apicole permet d’inverser les rôles dévolus aux humains et aux animaux et de réfléchir aux utopies passées, de la cybernétique au phalanstère de Fourier.
(Maribor, envoyé spécial)
Luce Moreau développe « Les Palais », un projet de longue haleine autour de l’apiculture, suivant une idée de départ apparemment simple : faire sculpter des structures et palais en cire à des abeilles. Une manière douce de mettre en question le supposé déterminisme sociobiologique des sociétés humaines. Cete idée déterministe qui a aussi bien nourri les utopies communautaires socialistes qu’idéologisé la cybernétique, la recherche génétique et justifié la manipulation des foules au travers des relations publiques.
La Slovénie, célèbre pour son miel et ses colonies particulières de ruches, accueille l’artiste marseillaise en résidence de développement dans le cadre des Working Holidays, un projet porté depuis dix ans par l’association marseillaise OTTO Prod, en partenariat avec différents lieux et institutions de la ville.
Novice en apiculture, Luce Moreau s’est d’abord longuement documentée et a rencontré de nombreux apiculteurs pour nourrir son projet de Palais, qu’elle insère dans une recherche plus globale intitulée « Nature ordonnée ». Sa résidence a pour objet de mener toute une batterie de tests. En ligne de mire, à l’automne 2016, une installation de ses sculptures apicoles pour les 10 ans d’OTTO Prod au Musée d’art moderne UGM (Umetnostna galerija Maribor). La rétrospective sera aussi l’occasion de fêter les 10 ans de partenariat entre Maribor et Marseille : en 2006, quatre Marseillais, Maxime Berthou (Monsieur Moo), Paul Destieu, Luce Moreau et Olivier Tura avaient pris la direction de la galerie Hladilnica sur la friche culturelle Pekarna pour trois ans et ont depuis maintenu les échanges entre les deux villes.
Premiers tests à Pertuis
Dès son arrivée à Maribor cet été, Luce Moreau s’est mise en relation avec plusieurs apiculteurs de la région. Elle avait préalablement mené des expériences à Pertuis (Bouches-du-Rhône). Car le projet doit faire avec les contraintes posées par le travail des abeilles, qui ne construisent réellement que trois mois par an, au printemps !
Au printemps, précisément, alors qu’elle était en résidence aux Arbories, dans le Lubéron, Luce Moreau a testé auprès de Christine et Hervé Olmucci, apiculteurs récoltants à Pertuis, plusieurs formes géométriques : un plan incurvé par une demi-sphère, une forme hexagonale (comme la structure hexagonale à fond rhombique des alvéoles d’abeilles), une pyramide et un labyrinthe. Ces cadres expérimentaux lui ont permis de comprendre les lois qui régissent les constructions instinctives des abeilles et de poser que, « par opposition à l’incontestable “ordre naturel des choses”, “Nature ordonnée” propose d’interagir avec une nature à laquelle on aura donné un ordre alternatif ; des gestes qui mettent en lumière la nature fascinante d’organismes et de phénomènes, que l’on tente ici de détourner d’une voie instinctive afin de les amener vers une finalité divergente. »
Expérimentations à Maribor
En Slovénie, Luce Moreau a rencontré Mirko Rogina, Marko Stergar, Vladimir Pušnik et Ivan Bračko, des apiculteurs au savoir-faire traditionnel, pour leur expliquer ses recherches de formes géométriques aux particularités mathématiques, comme le tore (tube courbé refermé sur lui-même), la bouteille de Klein (surface pour laquelle il n’est pas possible de définir un « intérieur » et un « extérieur ») ou la surface de Boy (qui peut être « vue » comme une sphère dont on a recollé deux à deux les points antipodaux). Elle a testé particulièrement le ruban de Möbius, un modèle simple de boucle à face unique qu’on obtient en faisant subir une torsion d’un demi-tour à une longue bande de papier, puis en collant les deux extrémités.
Dans le rucher de Mirko, Luce Moreau expérimente un Pavage de Diane, pavage hexagonal chanfreiné qui réplique la forme hexagonale de la cellule de l’abeille, pour voir si les abeilles suivent le motif qui leur est imposé. Au bout de cinq jours, elles ont construit en priorité sur la cire jaune du pavage achetée en magasin, contrairement aux deux autres qui sont des refontes de cire récupérée chez deux apiculteurs.
Les structures doivent tenir dans les dimensions des cadres habituels. Luce Moreau souhaitait aussi proposer aux abeilles une structure rombo-dodécaédrique après avoir constaté que les abeilles construisent leurs propres brèches suivant les arêtes et plans préétablis. Elle soumet ici aux abeilles un polygone-noyau suspendu au milieu de la hausse, pour le retourner toutes les semaines et rompre la notion de haut et de bas, de manière à ce que la sculpture des abeilles puisse partir dans tous les sens.
Une vie de miel
Luce Moreau s’est appuyée sur l’expérience de Vladimir Pušnik, de l’association des apiculteurs de Maribor, qui a monté la Maison du Miel où l’on trouve tout le matériel pour l’apiculture. La visite du magasin a largement inspiré les constructions de Luce Moreau. Vladimir propose même les bienfaits de séances de respiration apicole via un inhalateur branché à l’intérieur de la ruche !
Ouvrières et ouvriers
A terme, le projet « Les Palais » fera construire des structures plus complexes aux abeilles. Luce Moreau s’inspire notamment du phalanstère de Charles Fourier, pour questionner, ici en ex-Yougoslavie socialiste, l’analogie de l’habitat des abeilles « ouvrières » avec l’idée développée par le penseur du début du 19ème siècle. Fourier imaginait la vie collective des « ouvriers » dans un domaine utopique et harmonieux de quatre cents hectares où l’on cultive les fruits et les fleurs avant tout, où l’on vit et travaille ensemble. « On imagine que les abeilles ne vont pas respecter l’ordonnancement utopique d’un Fourier, leur propre système de vie commune fonctionnant parfaitement depuis des millions d’années, mais c’est cela qui m’intéresse. Quoi qu’on en pense, la société humaine ne s’y plie pas non plus la plupart du temps. On peut tout de même noter que la vie collective au Familistère de Guise créé vers 1860 par Jean-Baptiste Godin autour de son entreprise et coopérative de fabrique de poêles aura duré près de 100 ans », rappelle Luce Moreau.
Pour Luce Moreau et Paul Destieu, il s’agit également de questionner l’anthropocentrisme à travers l’exploration des cosmos géométriques.
« Luce propose des structures conceptualisées par l’homme, mais où ce sont les abeilles qui appliquent leur rationalisation dans la construction. »
Paul Destieu
Luce Moreau suggère une base géométrique correspondant aux lois découvertes par l’humain dans la nature, s’appropriant un ordre cosmique, mais les abeilles y appliquent leur propre cosmos. Selon elle : « Nous regardons alors les constructions en retour, toujours selon notre propre cosmos. La dimension artistique s’ouvre ici, c’est un au-delà du design humain et de son fonctionnalisme anthropocentré. En réalité les schémas sont séparés par une altérité radicale. »
En savoir plus sur le travail de Luce Moreau
Making of: l’auteur de cet article était lui aussi invité en résidence par OTTO Prod en tant qu’auteur artiste et curateur.