Makery

Rural.Scapes, un lab rural pour artistes, vaches et poulets au Brésil

«Santa Teresa Reloaded», un glitch en 3D de la ferme rural.scapes, réalisé en résidence par Isabelle Arvers. © Isabelle Arvers.

Rural.Scapes est une ferme au Brésil mais aussi un lab qui défend le « Rural Intermedia », soit la confrontation d’artistes au territoire et savoir-faire locaux. Pour Makery, la spécialiste des machinimas Isabelle Arvers raconte sa première expérience de résidence artistique. 

(São José do Barreiro, Brésil, correspondance)

La résidence d’artistes Santa Teresa Rural.Scapes se trouve à 2h30 au nord de São Paulo et à 10 km du village São Jose do Barreiro. Invitée par les artistes Rachel Rosalen et Rafael Marchetti (qui ont aussi un site commun), je suis venue animer des ateliers machinima et utiliser les jeux vidéo comme moyen d’émancipation sociale. Chez Rural.Scapes, les artistes viennent travailler deux semaines en lien avec le territoire, les technologies rurales et l’électronique.

Santa Teresa, la ferme résidence d’artiste en territoire rural au Brésil. © Manoela Cardoso

Dès le voyage en bus pour atteindre Santa Teresa, je découvre les joies de ne pas parler espagnol ou brésilien. Ce que je comprends surtout, entourée de Chiliens, Colombiens, Argentins et Brésiliens, c’est que l’Europe est bien loin du monde latino-américain et que cette résidence risque d’être riche en découvertes et ouverture sur un monde nouveau. 

Puis nous arrivons à la ferme où sont élevés vaches, chèvres et poulets. Je découvre des espèces de vaches inconnues et magnifiques, avec une bosse au-dessus de la nuque et la peau qui pend sous le cou… et surtout un lieu magique, entouré de montagnes, de bambous immenses, de rivières et d’arbres fruitiers, comme des citronniers mandarin, des manguiers, des bananiers… 

Des vaches bossues, des bambous géants, et une approche du DiY bien différente. © Manoela Cardoso

Très vite, je m’aperçois que la notion de DiY est un principe de vie ici et un mode de relation sociale. Il a fallu plusieurs années aux deux artistes pour apprendre à gérer cette ferme. Leur rencontre avec Zé Mineiro, le responsable de l’exploitation agricole, a été déterminante. Zé Mineiro a une grande connaissance et compréhension du territoire qui leur a permis de penser à la création d’une résidence artistique, non pas basée sur l’apport de moyens techniques ou technologiques, mais plutôt sur le dialogue avec l’environnement et ses ressources.

Une résidence pour les papilles

Etre en résidence à Santa Teresa, c’est aussi apprécier un autre personnage clé du lieu: « dona » (madame) Cida. Connue dans la région pour ses compétences culinaires, Dona Cida est la reine de la cuisine où tout se prépare au feu de bois. Tout ce qui est cuisiné vient du potager ou des bêtes de la ferme. Je dois bien avouer que je n’avais jamais mangé de beurre ou de lait frais, ni de fromage préparé la veille. Tous les fruits, les jus et les confitures viennent des arbres qui nous entourent. Et tout est incroyablement délicieux.

Les premiers jours sont consacrés à la rencontre avec les habitants de São José do Barreiro et à la présentation de nos projets artistiques et de nos ateliers dans différentes écoles, au Syndicat des jeunes travailleurs ruraux, auprès d’une association de personnes âgées. Durant la résidence, la ferme s’ouvre deux samedis à la population, pour découvrir les œuvres en train d’être créées, rencontrer les artistes et participer à des ateliers informels. 

Plantes et électromécanique

Ces différentes rencontres avec la population locale sont pour moi extrêmement importantes. Cette résidence n’est pas uniquement un lieu d’accueil d’artistes internationaux, mais travaille réellement à la rencontre entre des artistes, des habitants, un territoire et ses ressources. C’est ce que Rural.Scapes présente comme du « Rural InterMedia » : recherche et création artistique sont basées sur la connaissance du territoire, sa topographie, ses technologies et artisanats comme la conception de paniers, l’utilisation de bambous pour la conception de circuits de circulation d’eau, la connaissance des plantes et l’électromécanique. 

La danse des distillateurs d’Aniara Rodado. © Manoela Cardoso

Autour de moi, cinq autres projets artistiques se développent. Tout d’abord, celui de la chorégraphe colombienne Aniara Rodado. La recherche d’Aniara est fondée sur une chorégraphie au-delà de la danse et sur une danse au-delà du corps humain. Pour Rural.Scapes, elle s’installe sous un manguier avec un dispositif composé d’un circuit de distillateurs et nous immerge dans un espace d’odeurs qui travaillent avec une «espèce alien», l’eucalyptus (une plante étrangère au continent américain, souvent qualifié de plante du capitalisme)…

La chorégraphe Aniara souhaite se « plantamorphiser ». © Manoela Cardoso

Aniara repense la notion d’interactivité au-delà du rapport homme/machine: respirer ces particules odorantes a un effet sur notre corps. Elle développe aussi une notion de transformation des plantes, comme si la plante opérait des micro-performances (un concept du critique Jens Hauser) quand la molécule passe de l’état végétal à volatile, puis de l’état liquide, de l’eau à l’huile. Dans un contexte de crise climatologique, elle souhaite se « plantamorphiser » – devenir plante en retranscrivant leurs micromouvements – et termine en disant : « Ce sont d’ailleurs les particules odorantes qui dansent le mieux ! »

DuoB en pleine installation de leur sculpture sonore en bambous. © Manoela Cardoso 

Au-dessus de la ferme, l’installation du duo d’artistes brésiliens Duo B (Diferença de potencial) utilise la topographie du lieu et en l’occurrence la source d’eau qui vient de la montagne pour créer une sculpture sonore qui mixe le son des rivières environnantes avec ceux des villes proches de la ferme. La sculpture représente l’exacte topographie du territoire environnant, analysée à partir de GoogleEarth et de cartes locales. Elle est réalisée avec des bambous coupés dans les forêts autour de la ferme. Ils servent de circuits de circulation d’eau. Des capteurs placés à l’intérieur génèrent des sons aléatoires. Le son est diffusé au moyen de petits émetteurs placés à dix endroits stratégiques de la sculpture.

Jorge Crow (au micro) capte les sons environnants pour une rave intime. © Manoela Cardoso 

En bas de la ferme, Jorge Crowe, artiste formé à l’électronique appliquée aux arts visuels, musicien et créateur du Laboratoire de jouets à Buenos Aires, présente M.E.N.A (musique électronique non amplifiée), un projet musical à partir d’objets trouvés dans la ferme, de bambous et de circuits électromécaniques. Son souhait ? Repenser la rave party pour qu’elle soit plus en accord avec la nature, à une échelle plus intime : les sons et les rythmes sont créés à partir d’éléments naturels et le VJing se transforme en projection de lumières sur des feuilles et des branches pour jouer sur l’animation d’ombres. 

Cristian Espinoza crée des points d’acupuncture sonores sur le paysage. © Manoela Cardoso 

Autour de la ferme, Cristian Espinoza, architecte de formation chilien, applique au territoire une vision poétique et organique avec son installation/performance Esculpir los sonidos (Sculpter le son). Avant de venir à Rural.Scapes, il en a étudié le territoire à partir de GoogleEarth et extrait des « moments » comme autant d’organes d’un corps topographique (montagnes, sources, forêts, etc.).

Une antenne émet et reçoit les autres points d’écoute installés par Cristian Espinoza. © Manoela Cardoso

A partir de ces points d’acupuncture sur le territoire, il souhaite extraire l’âme de la rivière pour l’envoyer ailleurs. Sur ces points sensibles, il crée des antennes – des prothèses qui sont des émetteurs récepteurs, où le son n’est qu’un moyen de percevoir d’autres choses. Les ondes radio ont naturellement un bruit de fond, qui crée du grain, des interférences entre les différents points de communication. Ce bruit de fond est un glitch du territoire qui nous renseigne sur ce que l’on ne voit pas au premier abord : une reprogrammation du territoire pour les besoins de l’industrie, du religieux ou du pouvoir. 

En quatre jours d’atelier, les jeunes de São José réalisent deux machinimas. © Manoela Cardoso

Quant à ma résidence machinima, les quatre jours d’ateliers avec les jeunes de São José do Barreiro ont permis de réaliser deux films sur les légendes de São José. Espirito évoque l’esprit d’un poète et Mataduro celui d’une vache ayant tué le Matador qui revient hanter ses habitants. Nous sommes allés dans les rues découvrir et photographier les lieux, puis nous avons intégré ces images et les interviews des jeunes dans les films.

Mataduro, machinima réalisé en atelier par des Brésiliens de São José do Barreiro, 2015 :

Je réalise par ailleurs mes premières expérimentations (il s’agit de ma première résidence d’artiste !) et travaille sur les glitchs de représentation de la ferme et de ses environs en 3D avec Santa Teresa Reloaded. 

Santa Teresa Reloaded, par Isabelle Arvers, 2015:

Le site de la résidence d’artistes Santa Teresa Rural.Scapes

Toutes les photos sont de Manoela Cardoso, qui signe la documentation des résidences