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Le design critique de Louis Eveillard

Louis Eveillard à Paris en mai 2015. © Quentin Chevrier

Avec autant d’aisance dans le monde tangible que dans la réalité virtuelle, le designer Louis Eveillard fait jongler la visualisation de données et met du code là où on ne s’y attend pas. Rencontre.  

Toujours une feuille d’origami à portée de main, Louis Eveillard parle volontiers de sa vision du design. De cet art du pliage où chaque millimètre de décalage peut créer l’aléatoire et l’accident, ce chercheur en design d’interaction du programme Sociable Media de l’EnsadLab (les Arts Déco à Paris) confie y avoir puisé son inspiration première. Depuis, il applique les aléas de la sérendipité à ses projets de design génératif. Et multiplie les collaborations, comme pour le Tricodeur, la machine à tricoter du data développée avec l’association Sew&Laine ou encore Do Doc, une station de documentation pédagogique présentée à Futur en Seine avec l’Atelier des Chercheurs.

Derniers projets en date réalisés avec le collectif Panoptic Lab : « Along the trail », une expérience immersive qui fait votre autoportrait en données sociales et un jeu en réalité virtuelle, le simulateur carcéral « Panopticon ». Les deux viennent d’être primés d’or et d’argent lors du concours Oculus Mobile VR Jam 2015, un véritable tour de force face aux poids lourds en compétition. Entre tricot de code et réalité virtuelle, rencontre avec un designer qui n’a pas sa grille dans sa poche.

Qu’est-ce qui vous a conduit au design ?

« Ma première véritable émotion graphique a été une affiche réalisée par André Baldinger et Philippe Millot, une composition mystérieuse faite de blocs assez simples qui semblaient placés de manière aléatoire. Lors d’une conférence, ils ont révélé leur grille. Elle était régie par le nombre d’or mélangé à la suite de Fibonacci. Ils se sont donc inspirés de principes mathématiques et de règles de compositions en usage depuis longtemps.

Le fait que certains archétypes, que certaines formules permettent de produire une sorte de design idéal, de composition parfaite qui plaise à l’œil m’a fasciné. »

Louis Eveillard en pleine action sur le Tricodeur lors de la Fashion Tech Week 2015. © Carine Claude

« Mais l’envie de création m’est venue en pratiquant l’origami. Dans les diagrammes de pliage, chaque étape conditionne la suivante. Aussi, chaque décalage, aussi infime soit-il, amènera un résultat différent. Même en respectant un système à la lettre, il y existe un ensemble de paramètres aléatoires qu’on ne peut pas vraiment anticiper.

C’est le principe du design génératif. Quand on conçoit une idée, il y a toujours une marge d’adaptation. Or, un programme est monolinéaire, ses instructions sont rigoureuses. Donc, quand on passe à la réalisation avec le code, on est obligé de faire des compromis, de rentrer dans un dialogue avec l’outil. Et cette négociation permanente est passionnante. »

Au-delà de la négociation, la grille n’est-elle pas faite pour être rompue ?

« J’en suis venu progressivement au design numérique, mais, à l’origine, j’ai une formation de designer plutôt auteur axé sur la production d’objets tangibles. Le fait qu’il y ait des règles que l’on puisse briser me permettait de mieux appréhender la discipline. La grille, d’ailleurs, est une sorte de programme, dont le concept a été largement théorisé. Rompre sa grille, ou la respecter scrupuleusement permet de créer du rythme et de la dynamique, de jouer avec son lecteur. »

Quels sont les points communs entre les machines mécaniques que vous détournez et les technologies numériques ?

« Les nouvelles technologies permettent de produire de nouvelles formes ou images, mais cela ne veut pas dire que les anciennes sont moins pertinentes ou moins justes. La friction entre les deux est une manière de reconnaître un héritage avec lequel on compose et qui permettra de définir de nouvelles choses. 

La fascination pour le fonctionnement des machines se perd. Un écran affiche des résultats sans que l’on comprenne pourquoi et comment. Par exemple, les smartphones sont de véritables boîtes noires. On utilise des fonctions préétablies, mais on a beaucoup de mal à en créer de nouvelles nous-mêmes. C’est un processus limitant.

Faire appel à des technologies plus anciennes comme le tricot, où apparaissent les rouages de la machine que l’on va détourner ou à laquelle on va ajouter des fonctionnalités, permet une autre manière d’appréhender l’outil et de jouer avec. Et de le pousser dans ses retranchements en créant des mélanges saugrenus, mais qui vont avoir de la résonance. »

Un exemple ?

« Mélanger de la visualisation de données et du tricot, c’est un truc un peu tordu, car la visualisation de données implique généralement des formes d’affichage de plus en plus définies, de plus en plus animées, y compris en 3D.

«Le Tricodeur? Du tricot pour enseigner le code et du code pour enseigner le tricot.»

Donc, d’un côté une technique qui aspire à de plus en plus de précision et de détail et de l’autre côté, le tricot qui n’a quasiment pas bougé depuis 50 ans et qui affiche une image de 100 x 100 pixels sur un format de 60 cm de large ! On a une résolution catastrophique et un taux de rafraîchissement inexistant. Bref, c’est l’antithèse des écrans. C’est ce décalage qui est très intéressant pour sensibiliser le public et pour comprendre à quoi on renonce quand on passe sur les ordinateurs. »

Le Tricodeur lors d’une résidence textile et numérique de l’association Sew & Laine en 2014:

Loin des machines mécaniques, vous travaillez également sur des projets de réalité virtuelle…

« Avec Jérémie Lasnier et Ferdinand Dervieux, nous avons créé le collectif Panoptic Lab. Lors de notre participation à un hackathon à Lausanne, nous avons travaillé sur une problématique évidente : nos interactions numériques génèrent des masses de traces et de données, parfois sensibles et très personnelles. Or, la question de la matérialisation de la donnée est importante pour aider les gens à percevoir ce qu’elle révèle de leur comportement, de leur discussion, de la manière dont ils ont évolué dans le temps.

L’expérience « Along the trail ». © DR

De là est né le projet Serendipity, un environnement visuel dans lequel tous les éléments proviennent d’un compte Facebook, avec une taxonomie assez précise où chaque îlot représente un post. Plus tard, suite à notre rencontre avec des acteurs de la réalité virtuelle, nous avons travaillé sur « Along the trail », qui est davantage une métaphore, une promenade dans des paysages générés par les données laissées sur les réseaux sociaux.

« Along the trail » a été développé en particulier pour la VR Jam organisée par Oculus. Ce fut une immense surprise d’être sélectionnés parmi les 20% de finalistes, car de gros studios participent au concours et notre collectif n’en est qu’à ses balbutiements…»

«Along the trail» (2015):

Justement, le collectif Panoptic Lab va-t-il se concentrer sur la réalité virtuelle ou évoluer vers d’autres types de projets ?

« En fait, nous avons développé un autre projet pour la VR Jam, un jeu assez court appelé « Panopticon » [ndlr : depuis l’entretien, le jeu a été médaillé d’argent du concours Oculus VR Jam 2015] où le joueur incarne un gardien de prison muni d’un sifflet pour signaler un comportement irrégulier ou une évasion.

Sa structure se base sur le panoptique, ce système développé par le philosophe Jeremy Bentham à la fin du XVIIIème siècle, permettant aux gardiens de surveiller tous les prisonniers depuis une tour centrale sans que ces derniers se sachent observés. L’analogie avec la technologie Oculus est frappante.

Le sifflet de Panopticon, à imprimer soi-même en 3D selon les plans fournis en open source. © DR

La deuxième chose, c’est le paradoxe du rachat d’Oculus par Facebook. Car Facebook est là pour te tenter, attirer ton attention avec une nouvelle information, alors qu’Oculus propose l’inverse, quelque chose de très immersif où justement tu es coupé du monde, une expérience de l’intime, du personnel, qui pourrait relever de l’artistique. Ces deux entreprises incarnent des choses très différentes.

Devant un flux Facebook, on est dans un rapport étrange où, quelque part, on surveille l’autre. Quand, à votre tour, vous postez sur Facebook, vous ne savez jamais vraiment qui va vous lire. C’est une forme de performance. Les comportements de surveillance se normalisent. D’où l’idée de pousser l’expérience jusqu’au bout avec Panopticon. »

Présentation de «Panopticon» (2015):

 

Les sites de Louis Eveillard et de ses projets : le Tricodeur, Do Doc et l’Atelier des chercheurs, Panoptic Lab.

Les deux projets lauréats du concours Oculus VR Jam, réalisés par Panoptic Lab en collaboration avec Aby Batti et Julia Spiers 

Le GitHub de Louis Eveillard