Rencontres de la Pommerie: on s’arrête et on réfléchit
Publié le 10 juin 2015 par Ewen Chardronnet
Les Rencontres de la Pommerie au Plateau de Millevaches ont rassemblé du 2 au 9 juin philosophes, chercheurs, agriculteurs, hackers, artistes et écologistes. Au programme des échanges, comment «sauver les phénomènes» face à une société hypertechnologisée.
Lachaud, envoyé spécial (texte et photos)
Les Éditions Dehors et la Ferme de la Pommerie organisaient leurs Rencontres annuelles du 2 au 9 juin à Lachaud, près du Lac de Vassivière dans le Limousin, en invitant à prendre du recul sur les discours techno-scientifiques et écologiques qui nourrissent nos sociétés. Une mise en retrait salutaire alors que le 5 juin se tenait la Journée mondiale de l’environnement et que les médias n’avaient de cesse de rappeler que nous sommes à six mois de la COP21, la conférence mondiale sur le climat qui se tiendra à Paris.
Mais à Lachaud, en Limousin, la date n’avait pas été choisie en fonction de ces événements mondialisés. Au contraire, l’objectif était de sortir des contextes mondains et des discours dominants du politique contemporain.
Après quelques veillées autour de l’écoute et de la poésie, ou de films commentés par le réalisateur Florent Tillon abordant l’image du robot et de l’homme-machine au cinéma, se tenait vendredi un atelier Internet Anonymat dans le contexte de la Loi Renseignement, votée ce mardi au Sénat.
Un atelier organisé non loin de Tarnac… Le lendemain de la première lecture du projet devant les députés, le 5 mai, les dix mis en examen de Tarnac avaient reçu le réquisitoire du parquet de Paris recommandant le maintien de leur contrôle judiciaire et un renvoi en correctionnelle pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Pas de hasard selon eux. L’atelier Internet Anonymat est une manière pour la Pommerie de prendre les devants pour que les habitants et amis du Plateau gardent la main sur leurs communications privées. Mieux vaut prévenir que subir.
Mené par des membres du collectif π-Node (par ailleurs en charge de la radio des rencontres), l’atelier a multiplié les conseils pour sécuriser un mot de passe, crypter ses emails, disposer d’une connexion sûre laissant moins de traces sur ordinateur et mobile, utiliser Tor, créer un darknet, installer Linux ou des outils libres et autonomes permettant d’éviter Skype et autres systèmes propriétaires. Un atelier que l’on retrouvera à Cergy du 16 au 21 juin.
Propagande à l’ère cybernétique
Le vendredi se poursuivait en soirée avec les Terminator Studies de l’artiste Jean-Baptiste Bayle, une analyse implacable des récurrences des références au film Terminator dans nos sociétés, ou à l’invasion d’un SkyNet qui aurait pris le pouvoir sur les humains. Bayle abordait dans sa présentation les effets de rétroaction de différents récits à l’ère cybernétique, en examinant pure propagande et prophéties auto-réalisatrices, ou comment nos projections science-fictionnelles de destruction de notre propre espèce deviennent des réalités.
Les rencontres avaient donc l’intelligence de mettre de côté la polarisation entre technophobie et technophilie. Le samedi matin enchaînait avec des présentations philosophiques sur l’héritage de l’analyse des techniques chez Gilbert Simondon (par Emanuele Clarizio), les critiques de notre volonté à provoquer l’obsolescence de l’homme amenées par Günther Anders dans les années 1950 (Philippe Gruca) ou la critique anthropologique de l’effarant projet de réduction du cerveau à une machine à calculer du Human Brain Project de l’Union européenne (Daniela Cerqui).
« Sauver les phénomènes » donc, du toujours plus de contrôle et du réductionnisme, de la science qui veut réduire notre cerveau à une machine, de la mise en code et algorithmes de l’ensemble du vivant. La journée du samedi se terminait par une conférence fleuve de Sophie Gosselin, co-organisatrice du cycle et animatrice intransigeante des discussions. Gosselin nous encourageait à cesser de vouloir tout réduire dans une définition calculable de « l’univers » et à reconsidérer les « mondes infinis » qui font la richesse de notre planète.
Après une soirée festive à Faux-la-Montagne avec la chanson engagée des Blérots de Ravel, dimanche était consacré à la question du « naturer », avec notamment une conférence sur l’éthno-éthologie (Florence Brunois) et une marche aux alentours du site commentée par le biologiste et éleveur de moutons Frédéric Lagarde de la Ferme de Lachaud.
Balade « naturée » sur le Plateau de Millevaches
La balade décryptait la nature « naturée » du Plateau de Millevaches et les problématiques éthologiques du comportement des espèces dans ce milieu naturel, pointant le déséquilibre entre extinction et spéciation (disparition régulière d’espèces face à la faible apparition de nouvelles).
Le plateau a en effet perdu une grande part de ses tourbières et landes ces cinquante dernières années, du fait d’un reboisement massif et artificiel en résineux suivant les objectifs de l’industrie de la sylviculture. Frédéric Lagarde nous invitait à observer le travail mis en place depuis le classement en Parc naturel régional il y a une dizaine d’années et le Plan local agri-environnemental (PLAE), à mission gestionnaire et conservatoire de milieux et espèces naturels fragiles (landes à bruyères, milieux humides).
La promenade suscitait de nombreuses réflexions sur les dangers de la capitalisation du patrimoine territorial et écologique, de sa mise en calcul rationnel, et des conséquences insoupçonnées d’extinction d’espèces non-visibles.
Epopée ou tragédie de l’Anthropocène ?
Cette réflexion était renforcée au retour de la promenade par une conférence sur le récit scientifique de l’Anthropocène qui a envahi les débats sur le climat, un récit entre épopée et tragédie qui veut nous raconter comment « le chasseur-cueilleur est devenu une force géologique en quelques milliers d’années » (Pierre de Jouvencourt).
Les Rencontres de la Pommerie ont aussi été l’occasion de commenter le Théâtre des Négociations, organisé la semaine précédente à Nanterre par Sciences Po –Make It Work COP21, un jeu grandeur nature jouant les négociations de la COP21. La proposition (honorable) de sortir des rapports entre États Nations pour introduire des délégations non-humaines (forêts, océans, zones polaires, nappes pétrolifères non-extraites, etc.) semblait finalement se faire absorber par le rouleau compresseur de la financiarisation des ressources naturelles (la fameuse compensation écologique) et de la tarification du carbone qui est au coeur des négociations préalables à la COP21. Le jeu n’est-il pas biaisé dès lors que les événements eux-mêmes – simulation et réelle COP – sont généralement financés par ceux-là même qu’il faudrait combattre ? Des enjeux géo-économiques que relevait cependant la délégation des Sols.
Les participants de la Pommerie s’étonnaient aussi de la faiblesse de la voix de la biodiversité et de la nécessaire co-évolution végétal-animal dans les délégations et négociations de Make It Work, cela malgré la conférence de l’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro (récemment publié par les Éditions Dehors, organisateurs des rencontres à Millevaches) et de l’éthologue Vinciane Despret.
De quoi entamer une discussion sur le dépassement de l’anthropocentrisme, empruntant le chemin tracé par le zoologiste Adolf Portmann, qui critique l’évolutionnisme extrême et les visions fonctionnalistes du monde animal. Bertrand Prévost apportait une conférence passionnante sur les recherches de Portmann sur la forme extérieure des animaux et le camouflage dans le règne animal.
Le dimanche se terminait autour d’une problématique pratique locale, celle de la réintroduction du loup (ou pas) sur le Plateau de Millevaches. Une manière de faire converger les discussions entre élevage, biodiversité, éthologie, politique des territoires, financiarisation de la nature et considérations post-anthropocentriques. L’animal comme être social.
Une fois ce marathon écolo-philosophique terminé, de belles performances sonores de Julien Clauss et Emma Loriaut (Météo Mondiale) et TCP Dump Orchestra (paysages électromagnétiques bruitistes) inspiraient les méditations de la soirée.
Lundi, les rencontres organisaient « Modulation », micro station de radio participative proposée par l’artiste en résidence Julien Clauss. Installée sur le sommet de la presqu’île de Chassagnas, sur le lac de Vassivière, la radio a émis 24 heures: les participants se relayaient à l’antenne pour produire en direct de la musique expérimentale, de la poésie sonore et de la création radiophonique. Invité à bivouaquer avec une radio portable, le public pouvait s’associer pour former un orchestre de radios disséminées dans la nature.