Pas de Chanel au hackerspace textile
Publié le 2 juin 2015 par la rédaction
Le 27 mai, le laboratoire art et technologies de Stereolux à Nantes organisait une journée dédiée aux textiles intelligents et connectés. L’occasion de faire le point sur le monde de la bidouille couturière.
(Nantes, envoyé spécial, texte et photos)
Un petit monde
9 heures. Dans un large hall tout en bois, Claire Eliot et Martin Lambert du Laboratoire Arts et Technologies de Stereolux introduisent la journée thématique « textiles intelligents et connectés » en présentant les quatre tables rondes de la matinée. Avec au moins trois intervenants, prenant chacun une bonne dizaine de minutes pour se présenter, les tables rondes de trente minutes prennent des airs de présentations de projet. Ce qui permet au moins un tour d’horizon des acteurs.
Des labs, des écoles, des chercheurs, des makers, des industriels… et de la féminité. On ne peut s’empêcher de relever que, à la différence de nombreux événements maker ou hacker, plus de la moitié des intervenants et du public ne sont pas des hommes… Géographiquement, la très grande majorité des intervenants était dans le TGV Paris-Nantes le matin même et l’a repris dans le sens inverse en fin d’après-midi, une fois les ateliers terminés.
Si beaucoup de labs en France ont du matériel de couture, seuls deux lieux parisiens (à notre connaissance) rassemblent les univers maker/hacker et le textile : Alice Gras représentait ainsi Hall Couture, entre fablab et coworking space dédié à la mode innovante, hébergé au sous-sol de La Paillasse au centre de Paris, alors que Maurin Donneaud (lire notre portrait) et Martin de Bie se faisaient les ambassadeurs de Datapaulette, hackerspace textile du 12ème arrondissement parisien.
« C’est vraiment un petit monde », confirme Martin de Bie. S’il est facile de se procurer du matériel de prototypage électronique en France, pour le textile c »est une autre paire de manches. « C’est facile de trouver des composants de base comme du fil conducteur ou des LEDs à coudre, mais pour les tissus techniques, c’est presque impossible. » Alice Giordani, makeuse fondatrice du jeune blog Smooth Wearable, ouvre des yeux ébahis devant les échantillons de tissu de Martin de Bie. Les fabricants ne vendent qu’en gros, alors que les bidouilleurs couturiers n’ont besoin que de très petites quantités. « Avoir une entité comme Datapaulette devrait nous aider convaincre des fabricants de nous fournir des échantillons », avance Maurin Donneaud.
La mode, la couture… grands absents
Aucune marque de prêt-à-porter ou de haute couture n’était présente, pas plus qu’une seule école de mode. « Les ponts avec l’industrie du vêtement sont encore à construire », reconnaît Claire Eliot, co-organisatrice de la journée et double-diplômée de l’ENSCI et de l’école Duperré.
Pour le moment, les applications émergentes sont surtout liées au sport, à la santé et au vêtement professionnel, rappellent presque en chœur Danièle Clutier (secrétaire de R3ilab, le réseau des professionnels du textile, et directrice d’études à l’Institut français de la mode) et Philippe Morin, directeur habillement et formation de l’Institut français du textile et de l’habillement.
« On n’a pas de professionnels de la haute couture membres du hackerspace pour le moment », confirme Maurin Donneaud. Pour Claire Eliot, l’esthétique maker ferait un peu peur à la mode. Les LEDs qui clignotent, les câblages et branchements apparents, l’aspect bidouille créeraient un blocage visuel pour des marques souvent concentrées sur un style fluide, « nude », épuré. « Alors que l’un n’empêche pas l’autre, mais il y a encore du boulot », précise Claire Eliot.
« En France, on est plutôt en retard sur les textiles connectés », affirme Aurélie Mossé, enseignante à l’Ensad et docteur en design textile. Elle revient de plusieurs années à l’étranger, dont un passage au Textile Futures Research Centre de la prestigieuse Central Saint Martins à Londres, où « les étudiants font de l’Arduino depuis plusieurs années déjà ».
Plus largement, « de nombreux savoir-faire risquent de disparaître en France », explique Marion Olekhnovitch entre deux coutures conductrices l’après-midi. Cette jeune ingénieure-entrepreneure venue découvrir le textile connecté s’est rendue compte, à l’occasion de nombreuses visites d’ateliers pour son projet de start-up, que « la plupart des couturières qualifiées en France sont proches de la retraite, et les entreprises peinent à trouver des remplaçant-e-s puisque les jeunes se forment plus à la mode qu’à la confection ». L’avenir dira si les textiles connectés redonnent le goût du travail de la matière.
Le futur est dans la matière
L’univers du textile connecté n’est pas né de la dernière pluie. Martin de Bie rappelle que, « il y a de ça plusieurs dizaines d’années, des metteurs en scène utilisaient des costumes incrustés d’électronique pour allumer des lumières sur scène ». Beaucoup de projets de couturiers makers se concentrent sur l’intégration de l’électronique (capteurs, LEDs, afficheurs…) sur le tissu. Comme une fermeture éclair dont on détecte la longueur de la portion fermée, des LEDs réagissant aux mouvement du corps, des écharpes dont les flexions et tensions déclenchent des sons… Mais pour tous, le futur est dans la matière elle-même.
Le principal verrou à faire sauter est le passage de l’électronique embarquée à l’électronique intégrée. Une fois cette étape franchie, on peut imaginer des composants directement tissés dans la matière. Autrement dit, porter un T-shirt Arduino non pas avec un simple logo sur la poitrine, mais qui serait un vrai Arduino fonctionnel.
Philippe Morin (Institut français du textile et de l’habillement) liste quelques produits textiles connectés : le T-shirt cardio-fréquencemètre d’Adidas, le vêtement chauffant Hexoskin, le T-shirt détecteur de crise d’épilepsie Bioserenity… Pour lui, « les défis pour passer des prototypes aux produits » portent sur la résistance à l’usage, au lavage, à l’intégration des innovations dans les chaînes de production… Sinon, « les créations resteront de coûteuses démonstrations pour les salons ».
La tête dans les nuages, les mains sur la machine
L’après-midi était consacré à trois ateliers simultanés. Une trentaine de participants se sont répartis entre « textiles critiques, l’innovation technologique à l’épreuve des enjeux sociaux », « quels usages pour les textiles intelligents » et, plus concret, l’« atelier découverte autour des textiles intelligents ».
Du côté de l’atelier découverte, après une introduction au monde du prototypage rapide, de l’open source, d’Arduino et de Lilypad (un Arduino spécial textile), les participants découvrent un classeur entier de textile électronique. Comme des enfants dans un magasin de jouets, tous bombardent Martin de Bie et Maurin Donneaud de questions sur les échantillons de tissus conducteur, résistif, piézoélectrique, thermochromique, de scratch conducteur, de fil à mémoire de formes… Puis, chacun se lance dans la confection d’un double interrupteur textile pour allumer une LED. Un retour aux bases et à la simplicité qui ravit les participants, après une matinée passée à imaginer le futur.
« C’est super, c’est la première fois que je couds du fil conducteur ! »
Marion Olekhnovitch
Le schéma d’un interrupteur en textile consiste en deux morceaux de tissu conducteur séparés par une mousse perforée. En faisant pression de part et d’autre des trous dans la mousse, les deux tissus conducteurs entrent en contact, ferment le circuit, le courant passe, la LED s’allume.
Les deux autres ateliers donnent naissance à des idées telles qu’un vêtement-attelle dont les propriétés mécaniques aideraient à guérir d’une blessure ou à mieux vivre avec un handicap, ou des bonnets tricotés selon des motifs issus du traitement numérique d’un morceau de musique.
En fin de restitution, Patrick Guilleminot de la société Mulliez-Flory spécialisée dans les vêtements professionnels rappelle que le développement des textiles, comme toute innovation, pose des questions pratique et sociales : alors que sa société avait développé des vêtements anti-froid de quelques millimètres d’épaisseur (contre plusieurs centimètres habituellement), les ouvriers sensés les porter les ont refusés. Psychologiquement, le vêtement n’avait pas l’air chaud, et les contraintes de leurs vêtements épais leur permettaient d’avoir des pauses dont le vêtement innovant ultra-fin les privait !
Le cycle « Textiles connectés et intelligents » se poursuit à Stereolux avec des ateliers pratiques les 11 et 12 juin.
Maurin Donneaud partage sur son site de nombreux exemples et projets textiles électroniques en open source.