«Jouer» à négocier avant la COP21 à Paris en décembre, c’est le «Théâtre des négociations», événement organisé par le labo art et politique de Sciences Po Paris et le théâtre des Amandiers à Nanterre. En point d’orgue public ce week-end, films, performances et conférences. Makery a visité le chantier de l’arène où 200 étudiants négocieront âprement la question climatique.
En 1961, le célèbre architecte américain des dômes géodésiques Buckminster Fuller développa à l’université du sud Illinois le World Peace Game, simulation éducative pour penser la géopolitique dans le contexte de l’escalade de la Baie des cochons et la crise des missiles à Cuba. Conçu comme une alternative aux war games, le World Game fondé sur la projection de Fuller, proposa de sortir de la vision dominante de l’Etat-nation pour s’engager dans une vue plus holiste de la « totalité du monde ». Il l’organisa comme un jeu de rôle grandeur nature sous sa célèbre géode de l’Exposition universelle de Montréal en 1967. Le but du jeu était d’établir une paix et une équité entières, sans dommage écologique et par la coopération spontanée.
Marqué comme beaucoup par la première vision extérieure et complète de la planète bleue reçue de la mission Lunar Orbiter en 1966, Fuller utilisait l’image d’un « Vaisseau Spatial Terre » que 200 amiraux essaient de piloter chacun dans une direction différente. Cette vision de la planète à distance eut aussi pour conséquence de montrer à l’humanité sa fragilité et vint renforcer l’émergence de l’écologie politique.
C’est un peu aussi un World Game sur les négociations climatiques que Bruno Latour, directeur scientifique de Sciences Po et initiateur du programme d’expérimentation en art et politique Speap propose au Théâtre de Nanterre-Amandiers, avec le programme Make It Work. Mais la situation n’est plus la même. Les satellites d’observation de la Terre se sont multipliés, un réseau planétaire de capteurs s’est déployé et un cerveau mondial d’analyses algorithmiques des données fournies par cette grille de prédiction climatique a créé un modèle de Terre idéale, faisant quelque peu oublier que derrière cette image idéalisée se cache un monde machine projeté dans une externalité abstraite, une planète devenue laboratoire.
L’anthropocène et la «Grande Accélération»
L’échec est patent. Après 25 ans de rapports du GIEC, 20 ans de Conferences Of Parties (COP), nous sommes bel et bien entrés dans l’époque géologique de l’impact irréversible de l’homme sur la planète : l’anthropocène. Le mot est lâché. C’est bien de l’anthropocène que nous parleront Jean-Baptiste Fressoz, auteur avec Christophe Bonneuil du remarqué L’Événement Anthropocène, dans sa conférence d’ouverture (le 29/5) sur l’histoire politique du CO2, ou Eduardo Viveiros de Castro, l’anthropologue brésilien qui répertorie les « fins de monde » (le 30/5 en soirée). Car ce que les « anthropocénologues » appellent la « Grande Accélération » laisse imaginer un emballement catastrophique et un effondrement à venir.
Mis en œuvre dans le cadre de Make It Work, ensemble d’initiatives lancées par Sciences Po en relation avec la préparation de la COP21, le Théâtre des Négociations pose la question des conditions à réunir pour que la Conférence des parties aboutisse. La simulation se basera sur les sujets réels de débat et les modalités réelles des négociations, mais expérimentera des déplacements et des reformulations qui permettent d’envisager de sortir des impasses existantes., 200 étudiants en sciences politiques de plusieurs pays sont invités à se transformer en négociateurs.
Ceux-ci ne représenteront pas seulement les Etats-nations. Certaines controverses pourront être l’occasion de reconfigurer les groupes représentant des entités non-humaines, comme les océans ou les montagnes, les récifs coralliens ou les champs pétrolifères. Le sociologue, anthropologue et philosophe Bruno Latour a toujours été attaché au «Parlement des choses», soit l’idée de faire entrer les non-humains dans les négociations, et ce depuis le re-enactment de la COP15 de Copenhague à Sciences Po en 2011.
Les scénographes du projet, le co-directeur du théâtre des Amandiers Philippe Quesne et le collectif raumlaborberlin, tout comme les participants de Speap sont amenés à se poser la question de la mise en abîme : How to make Make It Work COP21 ? Comment créer les conditions favorables pour que des négociations aboutissent, comment nourrir les esprits des négociateurs pour qu’ils changent leur perspective habituelle, comment construire l’espace de négociations ? Comment habiter « leur » Théâtre des Négociations ? Comment aborder la question controversée de l’extériorité d’une représentation de la politique ?
« Ce projet est né de la conviction que les échecs et atermoiements des conférences climat sont dûs essentiellement à des problèmes de représentation : à la fois représentation des problèmes et représentation dans une assemblée de type ONU des collectivités humaines et des autres êtres qui composent la planète. »
Programme Speap
Selon le programme Speap, « la représentation, c’est aussi, c’est fondamentalement la question du théâtre, et il est donc légitime que ce soit avec le théâtre, au sein d’un théâtre – de l’ensemble des bâtiments et environnements du théâtre – que soit mise en œuvre cette proposition de repenser par les actes le fonctionnement d’une procédure en charge de rien moins que l’existence de toutes les formes de vie sur Terre. Puisqu’en effet, de manière fort concrète, ce qui se passe relève bien du registre de la tragédie. »
C’est un challenge qui a tout de suite plu à Philippe Quesne, en charge du Théâtre des Amandiers depuis l’an dernier : « Dès que j’ai décidé de poser ma candidature pour le renouvellement de la direction du centre dramatique, en imaginant comment ce théâtre pouvait vivre, dans les missions qui lui incombent, il y avait l’idée passionnante que la programmation s’inscrive avec des gens préoccupés par la ville et par la nature. Tout ce que raconte la position même des Amandiers entre nature et transformation urbaine. La connexion avec Bruno Latour s’est imposée comme un point important de cette candidature : nous avons fait un partenariat et invité Speap chaque année pendant quatre ans. »
Philippe Quesne a invité le collectif d’architectes et scénographes raumlaborberlin, et particulièrement Benjamin Foerster-Baldenius qui a mené par le passé de nombreux projets d’architecture-performance. « On s’est rencontrés à Berlin au HAU, et son travail est assez proche de ce que je développe sur scène, l’idée de scénographier des écosystèmes. J’avais notamment suivi le projet sur l’aéroport de Tempelhof (Great Worlds Fair, the world is not fare, ndlr). »
Debout ou assis, canapé ou chaises, quel espace de négociations?
Pour Benjamin Foerster-Baldenius, « réfléchir à comment fomenter un nouveau mode de négociations a été un grand challenge. Prendre du temps à penser comment l’espace influe sur les personnes, si vous êtes assis ou debout, si vous négociez dans le noir ou dans la lumière du jour, ou si vous êtes complètement enfermés. Le théâtre des Amandiers a été construit dans les années 1970 pour le futur du théâtre. Mais ce futur n’est pas encore arrivé. Les espaces n’ont jamais été complètement utilisés au maximum de leur potentiel. Cet événement est la première occasion de véritablement utiliser tous ses potentiels. Nous pourrons par exemple ouvrir la lourde porte de 25 mètres de la salle transformable pendant la performance et ainsi complètement transformer l’espace. Autre exemple avec cet énorme atelier construit pour Patrice Chérault alors qu’il voulait tourner des films ici, qui a été utilisé pour construire des décors de scène, mais jamais comme lieu d’installation artistique. C’est un potentiel que nous voulons révéler à l’occasion de ce grand événement. »
«A ces 200 étudiants en train de négocier, enfermés ensemble pour trouver une vision commune et parvenir à une conclusion, nous proposons un espace de réflexion, où ils pourront décrocher, réfléchir à quoi faire.»
Benjamin Foerster-Baldenius, raumlaborberlin
« Nous avons créé un espace avec un soleil, un plan d’eau et beaucoup de lumière qui se reflète sur l’eau et le mur, un peu comme sur un tournage de Fellini à Cinecitta, explique l’architecte, mais comme si les studios avaient été désertés, les acteurs n’étaient plus là, le réalisateur parti, les caméras envoyées en réparation. Reste une scène comme une situation de plage, un plan d’eau, un décor factice où une barque avec une licorne pourrait passer dans les secondes qui viennent. »
« Le théâtre est menacé d’un projet de destruction depuis 15 ans, ajoute Philippe Quesne. Nous voulons en montrer les potentialités. Et le Théâtre des Négociations est justement un bon moyen de montrer toutes les possibilités de circulation dans ce théâtre assez unique. La salle transformable s’ouvre largement sur un pré-amphithéâtre. Avec Bruno Latour, cela nous paraissait évident que les négociations se passent là. »
Cette séquence au théâtre est aussi l’occasion de poser la question de la façon de rendre compte de négociations. Au-delà de formes plutôt classiques de type documentaire (Armin Linke réalise un film), Speap propose un «Live Feedback» piloté par le designer et artiste Benoît Verjat :
«Le Live Feedback sera inclus dans la simulation, nous ne serons pas des observateurs extérieurs, mais vraiment comme un média qui peut être pris à partie par les négociateurs, qui peut faire basculer la manière dont les positions des uns et des autres sont vues. En ce sens, la manière de transmettre les process de négociations fait aussi de nous un acteur de celles-ci.»
Benoît Verjat, Speap
« Nous avons mis en place un set modulaire de possibilités techniques et artistiques : deux bancs de reproduction pour dessiner live, feuilleter des livres, faire des annonces, etc. ; un fil photos édité un peu à la manière de celui de l’agence Reuters ; un système vidéo de visualisation, particulièrement dans la salle transformable où auront lieu les négociations ; un protest workshop, avec production de bannières, slogans, etc., sur supports différents ; une application complexe de suivi de l’activité Twitter ; un télétexte évolutif basé sur le cloud, qui génère un Gif avec les dessins qui s’ajoutent ; enfin une intervention radio micro FM et un fanzine actualisé chaque jour. »
Clémence Seurat, du groupe en charge de la radio et du fanzine, explique comment les participants du lab Speap se positionnent dans le chaos relatif du chantier dû au grand nombre d’interlocuteurs : «Les positionnements sont différents dans le groupe, selon le rôle que nous jouons par rapport à la négociation. Nous avons écrit ensemble le scénario (les entités/êtres représentés, le déroulé et les règles du jeu de la négociation), d’abord en discussion avec Bruno Latour, puis avons travaillé en plus petits collectifs. Ce week-end, certains seront au cœur de la négociation, d’autres en train d’observer et de documenter, d’autres en train d’accueillir le public pour des visites, etc. J’imagine la radio et le fanzine comme des territoires en lien avec la négociation bien sûr mais qui ont leur propre autonomie –dans le ton, les contenus, la forme. »
L’équipe de la radio a choisi pour nom Shangai en s’appuyant notamment sur la définition du dictionnaire de Cambridge, ou le verbe shangai s’utilise lorsque l’on force quelqu’un à faire ou à aller quelque part, ou lorsqu’un bateau en shanghai un autre (abordage, piratage). La radio prendra la forme de l’installation micro FM, utilisant des petits émetteurs courte distance et des postes relais. « Il y aura 3 canaux avec des contenus distincts émis sur la même fréquence : dans le hall, nous prévoyons des flash infos, des émissions, de nombreuses interviews avec les intervenants, les délégués (étudiants) et le public, des lectures de textes qui nous importent, des playlists, du field recording (dehors et dans le théâtre) ; quelques points météo, état des marées, etc., pour ramener l’extérieur dans le théâtre ; nous enregistrerons dans la salle transformable les discussions des délégations et les retransmettrons au niveau des coursives empruntées par le public pour découvrir la simulation ; enfin nous activons une radio avec une playlist de sons naturels. Une quinzaine de postes radio et radio-réveils disposés dans tout le théâtre diffuseront Radio Shanghai. »
Enfin le fanzine Coyote (en référence à Joseph Beuys et sa performance avec un coyote I like America and America likes me) s’installera dans le grand hall et proposera un suivi au jour le jour de la négociation.
Quel récit ou idée conserver de ce projet ambitieux ? Pour Philippe Quesne, c’est l’extension de la définition du théâtre, sortir de la salle close pour un usage différent du lieu. « Nous avons tout de suite voulu que l’entrée se fasse par derrière, après avoir traversé le parc Malraux, il s’agit de retourner le théâtre. » Pour Clémence Seurat, c’est « l’importance de repenser notre rapport à l’altérité et l’écologie de nos actions », comme « (ré)-apprendre à cohabiter dans un monde qui est multiple ». Pour Benjamin Foerster-Baldenius, ce jeu grandeur nature est l’occasion de soulever le débat sur la construction du site de la COP21 au Bourget.
Un challenge pour les agences Construire et Encore Heureux, réunies autour de l’architecte Patrick Bouchain, chargées de penser le site des véritables négociations. Ces équipes sont des compagnons d’engagement de raumlaborberlin sur « les manières de penser l’habiter » souligne Benjamin Foerster-Baldenius. Et d’espérer que le Théâtre des Négociations leur serve d’inspiration pour «Faire que Cela Marche» !