Quand l’architecture open source convoque le «modèle Ikea»
Publié le 16 avril 2015 par Ewen Chardronnet
Pourquoi les initiatives en architecture ouverte, qui veulent modifier les conditions et la forme même du bâti, depuis l’habitat individuel jusqu’à des solutions d’urgence, revendiquent-elles une proximité avec Ikea? Où est le bug?
Sont-ils tombés sur la tête ? Ne voient-ils dans la référence à Ikea qu’un seul et unique référent à un modèle qui aurait montré son efficacité économique ? Le 20 mars dernier, WoMa (pour Working et Making), «fabrique de quartier» et coworking space situé dans le 19e arrondissement de Paris, organisait un meet-up sur le thème de l’architecture open source, placé sous la houlette de la WikiHouse Foundation. Deux jeunes architectes, Julien Vaissières et Clément Langelin, y présentaient leurs travaux de diplôme.
Initiée en 2011 lors de la Biennale de design de Gwangju et fondée en 2014, l’initiative également soutenue par la P2P Foundation, cherche à développer, selon son fondateur Alastair Parvin, « un set de construction open source, pour permettre à n’importe qui de designer, télécharger et d’imprimer des maisons et composants découpés à la CNC et qui peuvent être assemblés avec des compétences et une formation formelle minimale ». Une initiative a priori stimulante, qui essaime dans le monde entier depuis son démarrage en Grande-Bretagne.
Construction d’une WikiHouse à 50 000 £ pour le London Design Festival en septembre 2014 :
Justyna Swat, représentante pour la France de la fondation WikiHouse, laissait la parole à Julien Vaissières, diplômé de l’Université libre de Bruxelles, pour présenter WeKIT, un projet collaboratif de constitution d’un kit minimal pour la création de logement étudiants à Bruxelles. Puis Clément Langelin présentait son projet attachant de WikiTeaHouse, une cabane à thé construite selon les mêmes principes défendus par la WikiHouse Foundation et co-réalisé avec l’agence d’architectes WAO.
Pas question de remettre en question l’intérêt du modèle proposé par WikiHouse, même si, au cours de la discussion, ont émergé quelques critiques. D’abord à propos de l’esthétique de ces maisons en kit, certes à construction rapide (dans le sens étymologique du terme wiki), mais tout de même assez pauvres esthétiquement. Des architectes ont eu beau jeu de poser la question de la maison individuelle pavillonnaire comme modèle critiquable de l’urbanisation à l’américaine. Pire, les multiples références au « modèle Ikea » en ont choqué plus d’un dans le public, et transformé la rencontre en drôle de jury de diplôme.
Du besoin du maker de se comparer à Ikea
Les questions soulevées à WoMa revinrent à nouveau titiller l’équipe de Makery avec la réception successive d’annonces de projets ou de campagnes se référant également à Ikea.
Tout d’abord avec l’appel à projets POC21, ce village d’innovations open source pour le développement durable qui sera installé au Château Millemont dans les Yvelines, en amont de la conférence mondiale sur le climat COP21 qui se tient à Paris cette fin d’année.
POC21 dont les défenseurs soutiennent que manifester est ringard, qu’il vaut mieux passer « from protest to prototypes » et imaginer « un catalogue aussi grand public que celui d’Ikea, mettant en scène des produits open source pour modes de vie durable », puisque « produire ce catalogue, et ces solutions, est l’objectif du projet POC21 ».
Puis l’excellent projet communautaire AKER, en pleine campagne de crowdfunding Indiegogo pour couvrir les coûts de prototypage de leurs kits de mobilier pour l’agriculture urbaine (ruches, poulaillers, boîtes à composts, etc.), dont Makery a récemment rendu compte, qui a choisi un nom évoquant un dieu égyptien de la terre et des sous-sols, certes, mais qui évoque une contraction entre hacker et Ikea. Quant aux AKER kits, leurs noms (Grosquare, Grogrid, Wormhaus, Growall, Ecohive et Egghaus) font immanquablement penser aux séries de meubles Ikea.
Vidéo d’appel aux dons pour le projet d’agriculture urbaine AKER :
Des cabanes Ikea pour réfugiés
Le 24 mars, la Fondation Ikea, spécialiste du greenwashing (Ikea reste le troisième consommateur de bois dans le monde mais promeut son programme de développement durable People & Planet Positive), annonçait depuis Dubaï son engagement pour construire d’ici l’été 10 000 unités de logements pour réfugiés et déplacés de conflits, suivant une commande du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCNUR). Les cabanes seront construites par l’entreprise sociale Better Shelter, créée par la fondation à but non lucratif Housing for All, qui dépend de la Fondation Ikea, pour « créer une meilleure maison loin de la maison pour des millions de déplacés ». Une forme de bonne conscience indécente pour une multinationale dont le modèle a souvent été associé à la déforestation, la délocalisation de la main d’œuvre et l’évasion fiscale…
Le modèle opaque d’Ikea
Car le fameux « modèle Ikea » est célèbre pour être un véritable exemple d’opacité en matière de configuration d’entreprise. Très très loin des sources ouvertes…. En 2006, l’ONG Oxfam avait mené campagne en publiant Ikea, un modèle à démonter, montrant les difficultés à lire le modèle économique de la multinationale.
Un modèle furtif qui a encore évolué depuis la crise de 2008. Pour éviter d’être taxé en Suède, le fondateur d’Ikea Ingvar Kamprad a créé une fondation à but non lucratif à Amsterdam et transféré la propriété Ikea à la fondation. La holding propriétaire, Inter Ikea Systems BV, basée aux Pays-Bas comme fondation caritative, n’a donc pas l’obligation de rendre ses comptes publics. C’est à cette holding qu’appartiennent la marque et la propriété intellectuelle de tous les produits Ikea. Cette holding est elle-même détenue par Inter Ikea Holding, enregistrée au Luxembourg. 3 % des royalties du prix de vente de tous les produits lui sont reversées directement. Et la boucle est bouclée puisque cette holding luxembourgeoise est détenue par Interogo, fondation basée au Liechtenstein, dont le propriétaire est la famille Kamprad elle-même.
Ikea et les Luxembourg Leaks
Ikea, qui n’est pas cotée en bourse, a été récemment épinglée dans le scandale des LuxLeaks. Le 5 novembre 2014, le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) révélait les accords secrètement passés entre 343 multinationales et les autorités du Luxembourg pour y rapatrier leurs bénéfices après avoir obtenu la garantie qu’ils seraient largement épargnés par le fisc local. Ces centaines d’accords négociés auprès de l’Etat luxembourgeois par les grands cabinets d’audit financier montraient l’ampleur systémique de l’évasion fiscale. L’enquête montre notamment que le système d’évasion fiscale luxembourgeois d’Ikea passe par les Pays-Bas, la Belgique, Chypre et des centres financiers comme les Antilles néerlandaises ou les Iles Vierges britanniques.
Ikea hackers & fans
L’ICIJ révélait également que la « boîte à brevets » néerlandaise permet au groupe d’être exonéré d’impôts sur tous les revenus liés à la propriété intellectuelle d’Ikea. Propriété intellectuelle qu’Ikea est toujours cependant prêt à faire exercer, comme en juin 2014, quand la marque a tenté de faire fermer le célèbre site Ikeahackers.net. Ce site de trucs et astuces permettait de customiser les meubles Ikea. S’apercevant qu’il s’agissait d’un site de fans, et sous la pression de la presse en ligne et de personnalités comme Cory Doctorow, Ikea avait fait marche arrière et trouvé un arrangement avec « Jules », la Malaisienne qui mène le site. Ikea lui demandait de retirer toute publicité de son site mais lui permettait d’ouvrir une boutique Amazon où Ikeahackers vend maintenant des produits Ikea… Enfin, Jules fut invitée à visiter pendant trois semaines la maison mère en Suède et Hollande.
Vive OpenDesk !
Pour conclure, on s’en voudrait de ne pas citer l’initiative à laquelle devraient se comparer les architectes de maisons et cabanes wiki : OpenDesk propose du mobilier open source pour précisément court-circuiter Ikea. Des meubles par exemple déjà fabriqués et utilisés par le Fablab El Paso au Texas, ou encore par… la fabrique de quartier et espace de coworking WoMA, à Paris. Amis de l’open source, réfléchissez à deux fois avant de vous référer à Ikea !