Michel Bauwens: «Le makerspace est la pépinière du modèle collaboratif»
Publié le 3 avril 2015 par Ewen Chardronnet
Dans son tout récent livre «Sauver le monde», le théoricien et fondateur de la Fondation P2P défend une vision optimiste du pair à pair, à même de révolutionner la production et la société. Makery l’a interrogé sur la manière dont le mouvement maker pourrait y contribuer.
Les fablabs et autres makerspaces sont-ils les terres fertiles d’où un peer-to-peer capable de « sauver le monde » pourrait un jour émerger ?
L’émergence de réseaux démocratiques, qui vont bientôt permettre à trois milliards d’humains de se contacter « sans permission », de communiquer, de s’auto-organiser, mais surtout de créer de la valeur ensemble était une première condition pour créer une culture collaborative à « échelle planétaire ». Par sa productivité citoyenne, elle est surtout capable de dépasser les plus grands ensembles étatiques et les grandes entreprises. Mais le virtuel seul n’est pas capable de changer le monde. Il faut des ancrages physiques, de proximité. Les makerspaces et autres lieux de coworking sont donc ces pépinières de la nouvelle culture collaborative et des nouveaux modèles de production. Les plus importants sont évidemment les « tiers-lieux open source »… cette formule, cette innovation conceptuelle, est née en France si je ne m’abuse !
Dans la mesure où les personnes actives dans ces lieux ne se contentent pas simplement de collaborer, mais aussi de contribuer à des ressources partagées, c’est-à-dire de véritablement produire ensemble, ils font partie de cette même transition. Le principe de base de ce nouveau mode de production est que ce qui est léger est global, ce qui est lourd est local. Il faut donc voir ces nouveaux lieux comme des lieux de prototypage d’une production relocalisée. Le projet de Barcelone, qui souhaite relocaliser 50% de sa production industrielle et agricole en 2050 en utilisant précisément cette politique de prototypage, montre que ce scénario est déjà pris au sérieux. Encore faut-il que l’attention soit portée sur les modalités de gouvernance et de propriété plus collaboratives.
Avez-vous d’autres exemples de la manière dont certains projets nés dans ces espaces de fabrication partagés pourraient incarner des « modèles génératifs » de production ?
Je ne peux pas dire exactement quels projets sont nés spécifiquement dans les fablabs ou makerspaces mais il y a de nombreux exemples génériques qui sont coproduits dans ces espaces. L’écologie d’Arduino par exemple –c’est-à-dire la production de cartes mères en open design– est probablement la plus développée, avec de multiples petites entreprises qui produisent des objets sur la base de ces cartes électroniques.
Les voitures en open source comme Wikispeed et Tabby sont aussi importantes dans la mesure où la voiture est un objet industriel emblématique. Dans un souci d’écologie, on pourrait d’ailleurs critiquer le fait de produire des voitures, mais ce sont encore des prototypes. Les Local Motors de Detroit sont également un modèle hybride de co-création qui fonctionne très bien.
Dans un autre domaine, Wikihouse se developpe pour dessiner un écosystème du bâtiment pour les couches défavorisées de la population. L’agriculture offre également une multitude de projets ouverts et semi-ouverts, avec énormément de progrès vers la durabilité, comme dans la permaculture ouverte. Par exemple, le projet de L’AtelierPaysan en France permet aux éco-agriculteurs de concevoir et produire leurs propres outils. Il y a maintenant de nombreux fablabs ruraux, comme le réseau Otelo en Autriche, et les green fablabs, comme WeCreate à Cloughjordan en Irlande. La plupart des fablabs sont probablement encore très occupés avec la production geek, ce que l’on peut critiquer, mais il s’agit d’abord de créer la culture et d’organiser les capacités avec les moyens du bord, c’est-à-dire avec la culture réelle de la majorité des participants.
L’Arduino des véhicules, Tabby (open source vehicule OSV) :
Vous prenez en exemple Tabby, développé par OSVehicle, qui s’adresse aux adeptes du Do It Yourself mais également aux fabricants de petites voitures des pays émergents. Quelle place ces pays occupent-ils dans la transition vers l’économie post-capitaliste que vous décrivez ?
C’est difficile à prédire, car la réalité de l’adoption de ces technologies ne dépend pas seulement des besoins et des réalités objectives mais des mentalités et des cultures. Traditionnellement, les grandes (r)évolutions émergent des pays périphériques et non du centre, qui est plus pleinement pénétré du poids des institutions dominantes. La révolution bourgeoise, rappelez-vous, ne s’est faite ni en Espagne ni au Portugal mais en Angleterre et aux Pays-Bas, et les révolutions socialistes en Russie et en Chine… Il est donc normal de penser que la vraie révolution de l’industrie distribuée se fera en dehors des pays occidentaux et de l’Europe.
Mais les infrastructures distribuées et la classe des travailleurs cognitifs sont bien plus présents encore en Occident. La Chine, avec sa très forte économie Shanzai, qui reprend des designs pour les distribuer dans des communs entrepreneuriaux, le fait dans un esprit plutôt grégaire, sans inclure les valeurs de partage de la culture libre, sans les aspects de la durabilité, etc. À côté de cela, le pair à pair qui existe assez affectivement en Afrique, est encore presque entièrement dans l’économie informelle ou dans les modèles de prototypage des makers.
On est encore loin d’une révolution industrielle, qui est beaucoup plus présente pour le moment en Occident comme avec la fabcity de Barcelone. Il faudra sûrement attendre pour voir ces modèles proliférer dans le Sud… Mais si une frange de la jeunesse s’y met, cela peut aller vite. Quand la sauce prendra, le Sud devrait dépasser l’Occident car les systèmes de légitimation y sont beaucoup plus faibles et les besoins de changements beaucoup plus grands. Malheureusement, pour le moment, les classes moyennes asiatiques sont obnubilées par le copiage de nos vieux modèles déjà obsolètes et planétophages.
Vous écrivez (p.39) qu’il faut « repenser complètement le système de travail, de production, de capitaux et de connaissances », en faisant l’hypothèse d’une sphère d’« accumulation coopérative », entre les sphères de l’« accumulation du commun » et de l’« accumulation du capital ». Ce qui implique une production basée sur la demande, ultralocalisée, hors de toute production de masse. Cela rejoint une autre question posée par l’exemple d’OSVehicle, qui touche aux normes et à la fiabilité des projets produits dans des logiques de P2P…
Il faut un modèle de production à la fois libre, durable et solidaire. Libre, car nous devons impérativement partager les solutions pour la crise biosphérique. La production doit être durable par l’économie open source circulaire, la conception contre l’obsolescence planifiée du marché, l’économie du partage, le financement sans rente et la production localisée et sur demande, pour éviter la surproduction permanente et la création de besoins à l’infini. La production doit être solidaire car il faut créer une vraie économie autour de ces communs et pouvoir réinvestir.
Pour ce qui concerne les normes, je ne crois pas qu’il faille abandonner l’État régulateur, mais peut-être revoir quelles régulations sont en fait conçues pour promouvoir une centralisation et quelles normes sont vraiment nécessaires pour la protection de l’écologie, des travailleurs et des consommateurs citoyens. Mais on ne peut pas se contenter de cette pression externe. Il faut donc aussi des licences ouvertes, des chartes de valeur, des statuts solidaires, des certifications pair à pair et surtout de la transparence par défaut, c’est à dire une logistique et une comptabilité ouvertes dans les coalitions entrepreneuriales éthiques qui co-créent du commun.
Il faut laisser voir et n’avoir rien à cacher : entrer dans une logique de coopétition et non pas de compétition. Voyez comment Enspiral, coalition socio-entrepreneuriale néo-zélandaise qui a produit le logiciel de gouvernance démocratique Loomio, opère déjà de manière transparente en interne ! Tout cela crée des normes intériorisées qui auront moins besoin de pressions externes. Attention, je ne dis pas que les entrepreneurs doivent être responsables de cette auto-gouvernance, mais bien les communautés du commun dans leur entièreté.
Présentation de Loomio, logiciel pour « prendre des décisions collectives »:
À quelles difficultés doivent s’attendre ceux qui œuvrent dans les tiers-lieux de fabrication et qui militent pour le développement et la diffusion de ces endroits et des modes de conception ou d’organisation en pair à pair qui y sont associés ? Quels seront demain les écueils à éviter pour aller dans le bon sens ?
Le grand défi consiste à passer de la phase de création d’une nouvelle culture et d’une pratique plutôt geek de prototypage à un véritable nouveau modèle industriel. Ce qui revient à penser le nouveau mode de création de valeur comme étant à la fois libre, durable et solidaire et à le penser en écosystème. Des efforts comme le Mutual Aid Network à Madison, la coalition FairCoop à Barcelone ou le projet encommuns.org à Lille vont dans ce sens. Ils font partie de cette pensée et de cette pratique écosystémiques et rejoignent deux aspects très importants : le premier concerne les politiques publiques et le deuxième le système de financement.
Ce ne sont évidemment pas des aspects que l’on peut solutionner rapidement, mais on doit déjà y travailler. Par exemple, les banques éthiques comme Triodos n’investissent toujours pas dans l’industrie ouverte car là aussi les brevets conditionnent leurs prêts. Faire se rejoindre le canal du libre, le canal de la durabilité et le canal de la solidarité va prendre du temps, et donc beaucoup de travail et de bonne volonté dans les années à venir.
« Sauver le monde, Vers une société post-capitaliste avec le peer-to-peer », Michel Bauwens, avec la collaboration de Jean Lievens, 267 pages, éd. Les Liens qui libèrent, 20€, 2015.