Derek Holzer est un maître en lutherie électronique. Le mois dernier à la Transmediale de Berlin, avec « Delilah Too », l’artiste américain réactivait le vocoder, cet ancêtre des instruments de musique électronique. L’archéologie et la fabrique d’instruments sont la source de son travail, explique-t-il.
Comment vous est venue l’idée de « Delilah Too » ?
Il y a quelques années j’étais artiste en résidence au Klanglabor de la Kunsthochschule für Medien de Cologne. L’endroit ressemblait à un musée de technologies sonores obsolètes, et l’un des instruments qui prenait la poussière dans l’arrière-salle était un grand synthétiseur modulaire Doepfer possédant un set de modules vocoder. Le vocoder a été inventé comme outil de codage et réducteur de bande passante pour les télécommunications à longue distance. Je l’ai ressorti et redémarré, et j’ai commencé à expérimenter en envoyant différents types de signaux. Il existe de nombreux logiciels numériques disponibles pour la convolution de signaux simulant l’écoute de son dans une pièce. J’étais très curieux de voir si cela pouvait fonctionner avec l’analogique. Mais ce qui m’intéressait profondément, c’était de savoir combien d’information demeure quand on intervertit les canaux d’analyse et de synthèse.
A la même époque, j’ai découvert une pièce peu connue d’Alvin Lucier, North American Time Capsule (1967), l’un des premiers usages musicaux du vocoder grâce au Sylvania Applied Research Laboratories. Lucier avait demandé aux instrumentistes du chœur de chambre de l’université Brandeis d’essayer de communiquer la situation présente de la Terre à des êtres situés à une grande distance spatiale ou temporelle. Les résultats de cette manipulation du vocoder – un peu comme dans I am Sitting in a Room du même Alvin Lucier – quittaient la cadence du phrasé humain tout en dépouillant complètement les parties linguistiques, référentielles et symboliques.
Un peu plus tard, je suis tombé sur le livre du journaliste musical Dave Tompkins, How to Wreck a Nice Beach: The Vocoder from World War II to Hip-Hop, The Machine Speaks. J’ai trouvé dans ce livre un bijou, en l’occurrence la connexion entre l’histoire du vocoder et celle d’Alan Turing, le crypto-analyste et mathématicien britannique, figure fondatrice de l’informatique moderne.
« En tant qu’homosexuel persécuté qui fut forcé d’accepter la castration chimique pour conserver son autorisation de sécurité et donc préserver sa carrière, Turing aurait intuitivement compris la nécessité et les raisons (politiques, sociales, sexuelles ou autres) qui font que certains groupes de personnes utilisent un language “crypté” (argot, dialecte, jargon, etc.) pour communiquer dans l’espace public. »
Delilah Too est une recherche en archéologie des médias sur la parole intime. Bien que beaucoup de monde semble lier cette installation aux questions de vie privée en ligne, ça ne m’intéresse pas du tout d’ajouter à l’accumulation sans fin de projets artistiques concernant l’Internet. Le projet traite beaucoup plus des qualités réelles et symboliques du langage, et particulièrement de comment la physicalité de la parole en tant que phénomène sonore est renforcée par le retrait de sa composante symbolique.
Vous êtes de plus en plus dédié à la fabrication d’instruments de musique électronique. En 2012, vous présentiez une vielle à roue opto-électronique au festival Accès(s) à Pau, cette année pour Club Transmediale un vocoder transformé. Pouvez-vous décrire votre parcours ?
J’ai suivi initialement une formation d’orfèvre. L’idée de fabriquer de véritables choses avec mes mains a toujours exercé sur moi beaucoup plus d’attrait que les substitutions symboliques et autres jeux de bonneteau sémiotiques tant aimés par les branches les plus conceptuelles et théoriques du monde de l’art contemporain. Mon intérêt pour la fabrique d’instruments reflète également la réalité économique de l’artiste non-académique et non-institutionnel aujourd’hui. Les propositions en musique électronique sont pléthoriques et personne ne vous paie pour jouer. Puisque nous opérons dans l’époque du « prosommateur », pour faire leur propre musique, de nombreuses personnes sont conduites à constamment dépenser de l’argent dans les outils.
Démonstration de la WolfToneBox réalisée en 2014 :
Quelle satisfaction tirez-vous de la fabrication d’instruments ?
Je n’ai jamais considéré les outils de la création sonore électronique comme des instruments au sens classique. Les instruments ont un rapport beaucoup plus transparent et agnostique avec ce que l’on joue que les outils électroniques, qui rendent largement plus facile la création en réduisant le nombre d’options et en prenant des décisions à votre place.
« Puisque les options disponibles sont largement dictées par les genres de musique populaires, les gens recherchent des outils pour les aider à créer les mêmes genres de musique qu’ils écoutent déjà. Une sorte de boucle commerciale qui s’auto-perpétue. »
Composer avec n’importe quel outil qui prend des décisions créatives revient à collaborer avec la personne qui a fabriqué l’outil. Les appeler des instruments est tout aussi précis que de les nommer compositions interactives, notamment si vous pensez aux applications iPad qui ne proposent à la manipulation sur un écran tactile que deux ou trois paramètres, et qui pourtant sortent un monde entier de sons ! Les véritables compositeurs d’aujourd’hui en ont largement terminé avec les pièces déterministes où chaque note est spécifiée et répétée avec précision.
Il est plus productif de penser selon une logique post-John Cage, post-David Tudor, qui ne voit pas la musique comme un produit fixe, mais comme un processus en cours, comme un ensemble de tendances qui fournit au performeur un certain nombres de paramètres qui vont affecter le processus et transformer les tendances.
« Ma pratique, comme celle de beaucoup de mes pairs, est de distiller mes compositions non-déterministes dans un morceau de hardware dont le son pourra alors coïncider avec ce que d’autres considèrent également comme “leur musique”. »
Il est possible que cette musique soit ou ne soit jamais jouée en public ou pressée en vinyl, et en réalité la masse des instruments que je (ou n’importe qui d’autre) produis ne quitte jamais l’abri du studio ou de la chambre de l’acheteur. Cela n’a aucune importance, puisqu’il est essentiel que la musique soit créée pour la propre satisfaction de la personne. C’est là que l’on retrouve l’origine de toute musique. L’essentiel de ce moment concerne une fois de plus la création plutôt que la propagation.
Vous menez beaucoup de workshops. Est-ce pour le plaisir pris dans la collaboration ?
L’engagement dans les workshops a démarré pour moi de réalités économiques dures et froides. En dehors des situations proposées par quelques festivals bien financés du circuit européen, jouer un concert de musique électronique expérimentale revient généralement à n’être payé pas plus de 20 euros, une bière et un kebab pour un live dans une quelconque cave moisie. Et si l’on prend conscience que la moitié de l’audience est constituée de gens qui pratiquent plus ou moins, pas besoin de l’avis d’un capital-risqueur pour comprendre que si vous voulez accorder plus de valeur à votre temps de performance, il existe des manières plus sensées d’impliquer et d’atteindre davantage ces personnes.
Je nourris également une aversion extrême à ce que l’on nomme abusivement « l’art interactif ». Qui concerne en quelque sorte Delilah Too également, dans la mesure où la première présentation du travail est allée trop loin dans cette direction interactive qui voit les gens entrer dans un espace et attendre du divertissement. Ils voient des boutons et appuient dessus, cherchant le truc qui va faire que la machine les reconnaisse et valide leur présence.
« Cette relation sous-informée de quête de gratification instantanée par le fait d’agiter la main ou d’appuyer sur un bouton est superficielle et n’a aucun sens pour l’audience, et finalement conduit à quelque chose de totalement insatisfaisant pour moi. »
J’ai donc toujours préféré le terme de « participatif », qui implique un engagement de la part de « l’audience » dans son propre rôle envers le travail proposé, une relation active plutôt que passive. Au lieu de passer 20 secondes devant une installation, ou 30 minutes à me regarder moi et mes boîtes sur scène, les gens peuvent participer à un processus bien plus intime, qui propose bien plus de contact social et qui permet de transmettre bien plus de connaissance, et cela sur plusieurs heures ou jours.
Comment menez-vous vos workshops ?
Beaucoup de gens maintenant donnent des workshops techniques pour construire ou hacker de l’électronique. J’en vois par exemple au moins un de ce type par mois à Berlin. Mais il manque une synthèse entre les processus techniques et créatifs. J’ai toujours terminé mes ateliers par une performance des participants et une invitation au public à explorer les instruments qui ont été créés. Cette dernière étape est très instructive pour les constructeurs d’instruments, parce qu’ils voient tout de suite comment quelqu’un d’autre appréhende leur création, et souvent d’une manière que le constructeur ne pourrait jamais prédire !
« Je consacre de plus en plus la moitié du workshop à organiser des exercices d’écoute, des jeux d’improvisation et d’écriture collective de partitions avec les instruments afin de souligner ce processus créatif. Sinon, les performances se terminent la plupart du temps dans une orgie de bruit chaotique. Et le monde a entendu assez de choses comme cela pour le moment… »
Un des derniers workshops que j’ai mené, pour la RITS Winter School en Belgique, fut assez parfait pour moi. Tout d’abord, et surtout, il y avait mixité des sexes. Il n’y a rien de pire que de donner un atelier dans une salle remplie de gars en sweats à capuche noirs dont la testostérone les pousse à prouver qu’ils en savent plus que quiconque ! Deuxièmement, le background des participants était très varié. Certains étaient des écrivains et des acteurs plus à l’aise avec les parties plus créatives et performatives de l’atelier, alors que d’autres étaient des techniciens de théâtre ou de radio à l’aise avec des schémas de circuit. Chacun des groupes s’est retrouvé poussé hors de sa zone de confort par un programme qui impliquait les deux aspects à des niveaux égaux, ce qui a rendu les choses très excitantes !
Création sonore à l’issue du workshop à la RITS Winter School :