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Transmediale, le grand jeu planétaire

A la Haus der Kulturen der Welt, à Berlin, conférence inaugurale «All Watched Over by Algorithms» avec (de g. à dr.) : Felix Stadler (modérateur), Matteo Pasquinelli, Antoinette Rouvroy et Evgeny Morozov.

C’est un des plus gros rassemblements européens autour de la culture des arts, médias et technos hackers. Du 28 janvier au 1er février, la Transmediale de Berlin a réfléchi à la thématique «Capture All», lors de conférences, performances et discussions enflammées.

Berlin, envoyé spécial (texte et images)

La Transmediale est comme une grosse convention où se retrouve, dans l’imposante Haus der Kulturen der Welt (HKW, maison des cultures du monde) près du Bundestag à Berlin, la communauté des media studies, des hackers, des labs, des arts numériques et de la musique électronique. Artistes, universitaires, chercheurs, producteurs de l’Europe et du monde entier se croisent durant cinq jours au gré des conférences, des présentations, des expositions et des rendez-vous autour du restaurant, du bar, ou des sorties dans les clubs mythiques comme le Berghain et le Yaam.

Workshop bio art&hacking dans le foyer de la HKW: à la Transmediale, ça discute en petit comme en grand comité ! 

Big data et moi et moi et moi

Le thème choisi cette année par le festival colle à l’actualité. « Capture All » aborde la question du sens à donner à une culture toujours plus pilotée par l’accumulation et la vente des données, les big datas, l’absorption de nos données personnelles, la surveillance généralisée et la peur d’une intelligence artificielle qui deviendrait incontrôlable. Comment conserver une autonomie individuelle dans une société cybernétique toujours plus englobante ?

Le rendez-vous de la génération Snowden

Transmediale, c’est un peu le rendez-vous de la génération Snowden, et avec l’actualité, les conversations vont bon train. Il faut dire que nous sommes dans l’Allemagne de Merkel et les développements autour de l’arrivée au pouvoir de Syriza en Grèce et de la grande manifestation de Podemos à Madrid samedi 31 janvier capturent l’attention. On évoque la nomination du ministre des Finances grec, Yanis Varoufakis, issu de la modélisation des économies de jeux online et expert en théorie des jeux, sujet central des différentes conférences de cette Transmediale 2015.

Le festival prenait d’ailleurs son envol par une conférence d’ouverture, « All watched over by algorithms », rassemblant le philosophe italien Matteo Pasquinelli, la juriste belge Antoinette Rouvroy et l’essayiste biélorusse Evgeny Morozov, auteur du très influant To Save Everything, Click Here, the folly of technological solutionism (2013). La question de la gouvernance mondiale par les algorithmes est largement soulevée et critiquée, mais le panel prend une tournure très politique au fil des discussions autour de la gestion algorithmique de la sécurité, de la finance, du changement climatique.

« Ah, j’adore quand les conférences prennent la forme d’un congrès de parti politique » se réjouit Pasquinelli, visiblement très enthousiasmé par l’arrivée d’une gauche post-opéraïste au pouvoir en Grèce. Et c’est vrai que Morozov et Pasquinelli déroulent le postulat du Manifeste accélérationniste, très largement discuté ces derniers mois dans les media studies. Les auteurs critiquent le folklore d’une certaine gauche passéiste et appellent à une véritable prise en main de la société cybernétique par un mouvement éclairé à la gauche de la gauche, mettant notamment en valeur le projet Cybersyn du gouvernement Allende dans les années 1970 au Chili ou les efforts de Tsipras et de son gouvernement en Grèce aujourd’hui.

McKenzie Wark à la Transmediale de Berlin 2015.

McKenzie Wark, l’auteur de Hacker Manifesto, de Gamer Theory et prochainement de Molecular Red, theory for the Anthropocene, qui donnait la conférence de clôture, s’approche aussi de ces considérations. « All I want is full communism », nous dit-il avec l’humour situationniste qui le caractérise. Pour sa part, il recontextualise la critique de la cyber-société dans le cadre de la théorie des systèmes, s’appuyant sur des jeux comme SimEarth (la planète Sim), un jeu de gestion de la planète « où l’on est assuré de perdre » selon Wark, dans la mesure où le paradigme de départ est biaisé. Il le replace dans le contexte de l’anthropocentrisme de l’idée même d’anthropocène, un âge géologique qui signe la sortie de l’holocène (l’holocène a démarré avec la fin de l’âge de glace et le début de la sédentarisation humaine), un âge largement étudié ces deux dernières années dans ce même bâtiment du HKW. Le Groupe de travail mondial sur l’anthropocène a ainsi récemment déclaré que cet âge avait démarré avec l’explosion de la première bombe atomique au Nouveau Mexique en 1945.

Wark s’intéresse donc à cette vision « All Play » de la planète où les paradigmes du jeu sont de plus en plus impliqués dans le développement néo-libéral, et va chercher des réponses et anticipations chez des penseurs quelque peu oubliés du vingtième siècle : Joseph Needham, le biologiste sinologue qui fut le premier directeur de la division science naturelle de la nouvelle Unesco au lendemain de la Seconde guerre mondiale ; John Desmond Bernal, le physicien communiste anglais qui dirigea le Conseil mondial pour la paix après Frédéric Joliot-Curie et durant les plus dures années de la Guerre froide ou encore Alexandre Bogdanov, un des leaders de la révolution bolchevique, animateur du Proletkult, la section révolutionnaire des « artistes de gauche » et d’avant-garde en 1918. Bogdanov posera les bases de la tectologie, une discipline qui voulait unifier les sciences physiques, biologiques et sociales et chercher les systèmes d’organisation correspondant. Cette théorie annonciatrice de la théorie des systèmes et d’une approche cybernétique « de gauche ».

«75 Watt», de Revital Cohen et Tuur Van Balen, installation qui fait produire en Chine une machine parfaitement inutile, sauf pour la chorégraphie à laquelle elle oblige les ouvriers à la chaîne. 
«Unmanned», «lecture performative» hilarante et inquiétante sur les drones par Jordan Crandall.
Les tricoteuses bricolées de Sam Meech à la Transmediale et son projet «Punchcard Economy» font partie d’un projet collaboratif initié par la FACT Liverpool en décembre 2013. 

Self quantification, de la souveillance à l’autosurveillance

Entre ces deux grands temps forts, le festival aura conjugué le sujet sous tous ses aspects. A noter particulièrement, la conférence « All play and no work » qui analysait la grande vague de la « self quantification » (le moi quantifié), la gestion de vos données de santé et de bien-être, l’auto-surveillance de vos données d’alimentation et calories, de votre activité physique. Les analystes Jennifer Whitson, Mark Butler et Paolo Ruffino ont souligné l’ambiguïté du renouveau numérique contemporain du management du bien-être, un tournant déjà amorcé dans la société post-fordiste des années 1980, mais renouvelé et promu depuis les années 1990 par des personnalités comme Steve Mann, le père du wearable computing, de la sousveillance, des lunettes type Google Glass et des DIY lifeloggers d’aujourd’hui. La situation contemporaine est évaluée au travers de multiples exemples, allant des applications comme NikeFuel jusqu’aux communautés DIY de BITalino qui proposent des kits d’autosurveillance santé pour hackers et makers. La question de l’objectivité contre la subjectivité dans une « dictature de la santé » est ici soulevée.

L’homme en souris de labo

Autre temps fort avec la première du projet transmédia World Brain des Français Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, avec la projection d’un film-essai revenant sur le fantasme démiurgique de cerveau mondial qui a nourri une grande part de l’idéologie pro-tech du début de ce siècle. Le film parcourt la planète de l’Internet, la mise en connexion du monde entier par le tirage de fibres optiques sous les océans et l’implantation progressive des data centers, jusqu’au fantasme de cerveaux connectés, des expériences de Kevin Warwick à la recherche sur les cobayes du genre animal.

«World Brain» de Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon (extrait), 2015:

L’homme devient-il une souris dans le laboratoire planétaire ? C’est cette question que nous posent les artistes, tout comme celle de la responsabilité des bidouilleurs autonomes dans une partie comico-fictionnelle évoquant la culture hippie comme les films de Chris Marker. Le Whole Earth Catalog des années 1960 a certes exercé une grande influence sur le monde des makers ces dernières années, par son objectif affiché de rendre les technologies au service des communautés autonomes. Mais que faut-il penser de la figure même de son fondateur, Stewart Brand, aujourd’hui converti au nucléaire, à la géo-ingénierie, au transgénique et au clonage ?

Le débat bouillant ne fait que commencer : les makers (aveuglés ou pas) développeront-ils des communes de communes ? Ira-t-on vers une planification cybernétique et un renouveau « tectologique » socialiste ?

A venir, quelques projets de la Transmediale à la loupe