Makery

Ils ont conçu Safecast, le compteur Geiger DiY pour Fukushima

Le DIY bGeigie Nano de Safecast. © Cherise Fong

Né à Tokyo après la catastrophe de Fukushima en 2011, le projet Safecast permet de mesurer les radiations à l’aide d’un boîtier DiY et de partager les données sur une carte accessible à tous. Makery a rencontré l’équipe fondatrice de ce projet qui mélange ingénieurs, designers et bénévoles.

De notre correspondante à Tokyo (texte, vidéo, images)

Safecast est né à Tokyo, dans les semaines qui ont suivi le séisme, le tsunami et l’explosion nucléaire du 11 mars 2011 dans le nord-est du Japon. A l’heure de Google Maps, du crowdsourcing, des Arduinos et de la découpe laser, une petite équipe d’individus concernés et proactifs ont construit un appareil portable et autonome pour systématiquement mesurer les niveaux de radiation en se promenant, afin de le distribuer en kit DIY open source et de partager les résultats sur une carte accessible à tous sur le Web. Trois ans et demi après la catastrophe, l’ambiance est certes plus calme, mais les dangers de l’énergie nucléaire sont toujours d’actualité, aussi bien au Japon (quotidiennement à la Une) qu’en France (survol par des drones de centrales). Par ailleurs, la radiation n’a jamais disparu.

Pendant plusieurs jours et semaines après le désastre du 3/11, comme on l’appelle encore aujourd’hui au Japon, tandis que la préfecture de Fukushima était dans le chaos, le pays entier était dans le noir quant à l’étendue et l’intensité de la radiation nucléaire répandue dans l’atmosphère. Le gouvernement (central, régional, local) n’avait que trois mots en réponse : “pas de panique”. Evidemment, c’est exactement le contraire qui s’est produit. Ceux qui avaient les moyens sont vite partis ailleurs (dont certains à Hong Kong, où les niveaux de radiation sont en général 3 à 5 fois plus élevés qu’au Japon…), mais dans cette région dominée par l’agriculture et la pêche, plus de 85 % des résidents non-évacués sont restés chez eux.

Pénurie de compteurs Geiger

Le stock mondial de compteurs Geiger utilisés pour mesurer les niveaux de radiation fut épuisé en très peu de temps, avec une liste d’attente de six mois à un an. Ceux qui sont apparus à l’occasion, étaient de mauvaise qualité et peu fiables. Le gouvernement japonais annonçait des moyennes par ville et ordonnait des évacuations, somme toute arbitraires, fondées uniquement sur la distance aux réacteurs nucléaires, pour essayer de calmer la population.

La carte de Safecast représente les niveaux de radiation nucléaire à travers le Japon. © DR

Pendant ce temps, le Net foisonnait de discussions sur les niveaux de radiation nucléaire au Japon. Un petit groupe de personnes, dont les futurs fondateurs de Safecast, a eu l’idée de créer un site pour héberger une carte qui regrouperait toutes les données existantes en ligne. Mais beaucoup d’entre elles étaient protégées par copyright, et les mesures étaient impossibles à comparer ou contextualiser, puisqu’elles provenaient de différents appareils sous différents standards… Finalement, le groupe a eu l’idée de prêter les quelques compteurs Geiger en leur possession à des bénévoles qui se rendaient à Fukushima, leur demandant de photographier la mesure avec leur iPhone afin d’avoir une valeur et les coordonnées GPS. Cette première étape allait devenir la méthode Safecast.

Six jours pour construire les premiers bGeigies

Joe Moross, ingénieur de capteurs d’environnement, animateur d’ateliers et support technique de l’équipe centrale de Safecast, se souvient : « Les débuts de Safecast, c’étaient trois personnes, Pieter [Franken], Sean [Bonner] et Joi [Ito, directeur du MIT Medialab], qui discutaient sur Skype, tandis que d’autres personnes comme les affluents d’une rivière tentaient différentes choses, qui finalement se sont réunies pour devenir Safecast. Azby [Brown] aidait des familles à Fukushima, moi je prenais mes propres mesures et construisais des capteurs à Chiba. En cherchant un site pour partager les données, je suis tombé sur RDTN [l’association en amont de Safecast], j’ai vu qu’ils cherchaient des bénévoles ayant un permis de conduire japonais, j’ai envoyé un mail à Pieter, je me suis retrouvé au Tokyo hackerspace… en une semaine, on a construit les tous premiers bGeigies. »

Effectivement, l’équipe impromptue a mis six jours pour finir le premier bGeigies ; le septième jour, ils sont partis à Fukushima. Depuis 2011, plusieurs versions de cet appareil dont la forme est inspirée d’une boîte bento qui s’attache facilement à la fenêtre d’une voiture, ont été réalisés. Résistant à l’eau et au choc, le bGeigie prend une mesure toutes les 5 secondes et la sauvegarde avec ses coordonnées GPS sur une carte SD. Il a sa propre batterie, un seul bouton (on/off) et aucun fil. Le bGeigie Nano, la dernière version plus petite et légère, se tient facilement en main et peut être monté en une journée par un novice en soudage. Il s’adresse particulièrement aux cyclistes et piétons. Le kit, accompagné d’un manuel détaillé, peut s’acheter chez Medcom ou Amazon pour 450 $US. Depuis son lancement il y a deux ans, presque 500 bGeigies ont été construits par des bénévoles.

Pieter Franken, co-fondateur de Safecast, explique comment fonctionne le bGeigie Nano (vidéo en anglais) :

23 millions de mesures sur la carte Safecast

Quant à la carte de Safecast qui réunit toutes ces données, elle représente plus de 23 millions de mesures sur 400.000 km de routes, de Okinawa à Hokkaido au Japon, où Fukushima a été mesuré à de multiples reprises. 70 % des données viennent du Japon, 20 % des Etats-Unis (surtout de la côte ouest) et le reste d’une cinquantaine d’autres pays. Il en résulte le projet de documentation de radiation nucléaire le plus complet au monde, le tout en open hardware, open software, open source.

« Ce que nous avons fait n’était pas unique en soi. Les compteurs Geigers, le GPS, les Arduinos n’ont rien de nouveau. Mais le fait de tout mettre ensemble et de le rendre accessible aux communautés locales de façon à partager les données facilement et ouvertement, d’une simplicité à la portée des enfants, voilà ce qui nous distinguait de tous les autres groupes qui tentaient de faire des choses similaires. » Pieter Franken

« Notre méthode pour prendre des mesures était reproductible et durable. On mesurait toujours dans une voiture et toujours avec le même capteur, il n’y avait jamais de déviation. Parce qu’on mesurait toujours d’une manière comparable, tout à coup on pouvait comparer les mesures à Tokyo, à Fukushima, à Hawaï et à Paris, explique Pieter Franken. C’est très important, parce que ceux qui utilisent nos données sont des gens ordinaires qui n’ont aucune connaissance de la radiation ou de ce que cela signifie. Mais ils peuvent comparer. (…) Puis nous donnions toujours du contexte, une histoire autour des données, pour que les gens puissent apprendre en même temps que nous la signification des niveaux de radiation, comment cela marche, quelles sont les expériences. »

Des mesures indépendantes sur l’environnement

« Le nom de Safecast est venu de l’idée de diffuser (broadcast) les données afin que les gens puissent voir ce qui est sans danger (safe) et ce qui est dangereux. Notre erreur était de penser qu’il y avait un seuil maximum de tolérance au-delà duquel on mourrait à coup sûr. Non seulement ce n’est pas si noir et blanc, mais cela reste un sujet de vif débat, qui malheureusement se traduit directement par des positions extrêmes sur l’énergie nucléaire. Soit on est pour, soit on est contre, il n’y a rien entre les deux. Safecast ne prend aucune position là-dessus. Notre but, c’est d’établir des mesures indépendantes de l’environnement, y compris de la radiation nucléaire, pour que les gens ordinaires puissent s’informer et comprendre ce qui se passe, et rétablir la confiance. »

L’équipe de Safecast dans leur bureau chez Loftwork, quelques étages au-dessus du FabCafe à Tokyo (de g. à dr.) : Pieter Franken, Johnathan Wilder, Joe Moross, Kiki Tanaka, Mikka Chen et Azby Brown.

Azby Brown, chercheur en architecture et technologies, membre de Safecast et auteur du fameux manuel d’assemblage pour construire la bête, ne perd jamais de vue la mission première du collectif : l’éducation des citoyens pour la transparence des informations qui les concernent.

« Pression citoyenne »

« L’aspect pédagogique est fondamental. Nous essayons d’éduquer des gens qui connaissent la radiation, savent comment la mesurer et comment utiliser ces informations dans leur vie quotidienne. (…) Au sujet de la contamination possible de la chaîne alimentaire, du suivi médical pour la contamination interne, etc, je suis d’un optimisme très prudent, comme on est encore dans les premières années de quelque chose qui va se dérouler sur plusieurs décennies. Le gouvernement s’en est tout juste sorti, mais à mon avis il ne continuera pas sans la pression citoyenne. »

Pendant ce temps, Safecast continue de faire de la consultation en radiation nucléaire, de donner des conférences, d’enseigner l’ingénierie du bGeigie aux chercheurs et aux ingénieurs, d’animer des ateliers pour le grand public (dont le dernier a eu lieu en simultané le 25 octobre entre Taipei et Strasbourg), et de collecter le plus de données possible pour éventuellement couvrir toute la planète.

Le bGeigie Nano mis à nu. 

D’autres projets en cours ? Un réseau de capteurs fixes entre Fukushima et Tokyo qui mesurent 24h sur 24h en temps réel, afin de sonner l’alerte dès que quelque chose d’anormal se produit, et un autre appareil cousin de bGeigie pour mesurer la pollution de l’air. Comme quoi, rien n’est à l’abri du citoyen scientifique avec un instrument de mesure DIY et une carte open source.

Le projet Safecast