La vie en mode labs
Ces espaces dédiés à la fabrication numérique ou à l’open bidouille comme on dit en français (le bricolage créatif, ou bricodage, soit le mélange entre écriture de code informatique et électronique) se multiplient. Avec quelque 400 adresses géolocalisées, la carte des labs réalisée par Makery permet de visualiser la popularité de ce mouvement, au moins en France (en croisant les données et en vérifiant systématiquement si le fablab, le makerspace ou le biohacklab est bien ouvert, si son adresse est exacte… autant dire qu’il s’agit d’un travail en cours).
En un peu moins de deux ans, les fablabs sont ainsi passés d’une petite cinquantaine dans le monde à 360 fablabs labellisés par le Massachusetts Institute of Technology (MIT). Quant aux hackerspaces qui s’inscrivent sur le site hackerspaces.org, ils étaient 1127 en 2012 contre 1754 au printemps 2014.
La Paillasse, « laboratoire communautaire pour les biotechnologies citoyennes » est un exemple du dynamisme du mouvement « lab ». Fondée en 2011 au sein de l’un des plus anciens hackerspaces parisiens, le /tmp/lab, la Paillasse a emménagé dans ses locaux de 750 m2 à Paris en mai 2014 –et fait appel à la générosité des Kisskissbankers pour payer la caution des lieux qui ouvrent au public en septembre 2014, a fait école. A Lyon (La Paillasse Saône), Grenoble, et même en Suisse: « La fac de sciences s’est appuyée sur notre modèle et a ouvert un labo de 1000 m2 déjà aménagé, UniverCity, à Renans, Les communautés de bio-hackers locales s’inspirent de La Paillasse, et travaillent avec nous. Un labo communautaire et citoyen pluridisciplinaire de 1000 m2, UniverCity, est en cours d’aménagement à Renens, près de Lausanne, et nous aurons bientôt une extension de la Paillasse à Manille », explique Adrien Clavairoly, neurobiologiste membre de la Paillasse. (MAJ: des précisions sur le projet UniverCity nous ont été apportées directement de Suisse).
Thomas Landrain (la Paillasse) et les enjeux du DiY bio (2013, TEDxParisUniversité):
Aux origines du mouvement
Les enjeux de cette prolifération des labs sont multiples. Pour les décrypter, il faut cependant revenir aux origines du mouvement. Au Center for Bits and Atoms (CBA) du MIT, le professeur Neil Gershenfeld théorise dès la fin des années 1990 la prochaine évolution de la révolution numérique : la fabrication numérique personnelle. En 2001, il imagine le concept de fablab (mot valise pour « fabrication laboratory », labo de fabrication), met en charte cette mise à disposition d’outils de fabrication numérique pour tous, crée la Fabfoundation. Et fait le tour du monde pour en vanter les mérites. Avec succès. Voyez plutôt la façon dont il raconte le potentiel des fablabs dès 2007 pour les conférences TED (traduction française par ici).
Neil Gershenfeld, « les vraies promesses de la fabrication numérique personnelle » (2007) :
Si le terme de fablab est bien né au prestigieux MIT, ce n’est pas le cas du mouvement DiY, ou Do it Yourself, à l’origine de l’effervescence actuelle autour de la fabrication numérique partagée. Les makers sont des bricodeurs, soit des bidouilleurs bricoleurs de code, aujourd’hui passés à une forme d’artisanat matérielle. Ils apprennent à faire seuls et collectivement ce qu’une chaîne entière de production prenait jusqu’ici en charge. Bousculant l’industrie (de la musique, du jeu, du design, de l’environnement…), leurs réalisations mixent technique, pure électronique (soudage de circuits) et logiciels libres (le code source est ouvert, pour permettre l’appropriation, l’amélioration et l’échange).
Hier activistes des réseaux, les acteurs du DiY passent désormais à l’activisme « physique ». S’appuyant sur les réseaux sociaux, ils proposent des alternatives au design fermé. « Les mouvements DiY et Diwo (Do It With Others) existent parce que les hacktivistes ont non seulement besoin les uns des autres mais ont aussi besoin de revenir à la matière première, qu’il s’agisse de composants électroniques ou de jardinage », explique l’artiste taïwanaise Shu Lea Cheang, membre du collectif international Re:Farm the City.
L’imprimante 3D était jusque dans les années 1990 un rêve de designer, un objet industriel si coûteux qu’il était impossible d’imaginer une quelconque démocratisation. Des passionnés, chercheurs et partisans du logiciel libre ont cependant opéré la même révolution que lors du passage à l’informatique personnelle : la promesse d’un prototypage 3D open source démocratique et peu cher est désormais réalité. L’imprimante 3D, comme l’imprimante à jet d’encre que chacun connaît, reconnaît un fichier avant de l’imprimer. Au lieu de « jeter » l’encre sur du papier, elle identifie des images 3D pour les transformer en objets. Chris Anderson décrit ainsi leur fonctionnement : « Certaines extrudent du plastique fondu en couches, d’autres utilisent un laser pour durcir des couches de résine en poudre ou liquide afin de faire émerger le produit d’un bain de matière brute. D’autres encore peuvent produire des objets à partir de n’importe quel matériau comme le verre, l’acier, le bronze, le titane ou même le glaçage pâtissier. »
La RepRap (Replication Rapid prototyper) en est un exemple concret : cette machine à prototypage rapide a été mise au point en 2006 par l’ingénieur mécanique britannique Adrian Bowyer dans un laboratoire de l’université de Bath, puis a fourni les plans en accès libre sur l’Internet. Cette machine n’est qu’un des prototypes d’imprimantes 3D mais c’est aussi devenu l’une des plus populaires, ayant l’immense qualité d’être autoréplicante. Adrian Bowyer défend ses principes de partage et de diffusion horizontale, son potentiel effraie ou fascine capitalistes et artistes, tandis que des millions de vidéos postées sur Youtube fournissent les didacticiels pour produire à peu près tout et n’importe quoi avec (des hordes de figurines Star Wars pour commencer, jusqu’à des objets de design totalement personnalisables).
Adrian Bowyer et le projet RepRap (2010) :
Depuis une grosse décennie, les outils de fabrication numérique se sont multipliés (grâce entre autres à la notion d’open source qui, en se posant contre l’idée de propriété intellectuelle, a permis à chaque ingénieur de bricoler ses propres outils à partir des recherches de la communauté). Les fraiseuses numériques taillent les objets à partir d’un bloc de plastique, de bois, de métal. Les machines à commande numérique peuvent aussi bien découper des enseignes que du tissu ou du vinyle, les découpeuses laser taillent grâce via un puissant laser dans la matière en 2D pour ensuite concevoir à la manière d’un Lego des objets 3D, le laser 3D permet de scanner n’importe quel objet pour en obtenir une image 3D (les mêmes qui servent à créer des jeux vidéo ou les effets spéciaux dans les films catastrophe).
Cette démocratisation des outils s’accompagne d’une multitude de didacticiels, de sites d’échanges, d’ouvrages, de foires à la bidouille (la première édition parisienne de Maker Faire est organisée les 21 et 22 juin 2014 au 104) et même de festivals et d’expositions (au Japon, en France, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis…
Les enjeux de l’émergence des labs vont cependant bien au-delà d’une simple croissance de ses participants. Comme le rappelle Chris Anderson, « ce qui était à ses débuts un mouvement culturel –une fascination envers les nouveaux outils de prototypage numérique et un désir d’élargir au monde réel le phénomène en ligne– commence à devenir aussi un mouvement économique. » Des institutions aux entreprises, l’attrait est grandissant.
Si les projets des makers ont d’abord été soutenus grâce au financement participatif (selon Anderson, 12000 projets en 2011 ont obtenu 100 millions de dollars), les investisseurs ne se font plus prier : MakerBot, qui avait vendu en 2011 quelque 3500 imprimantes 3D à partir de la RepRap, a été rachetée en 2013 403 millions de dollars. En France, EDF, Safran/Snecma ou encore Renault ont ouvert leur lab. Car, comme l’expliquait récemment Fabrice Poussiere, directeur du fablab Safran/Snecma, sur BFM TV, « le fablab est tout à fait transposable dans l’entreprise ».
« Les protocoles d’innovation participative existent depuis les années 1970. La création est un très bon moteur mais l’évaluation d’une idée manquait de réalité. L’idée, c’est qu’il faut faire ». Mickaël Desmoulins, Renault Creative Lab
Avec la multiplication des acteurs et des lieux d’expérimentation s’inspirant de l’atelier ouvert apparaissent également les premiers gros problèmes. Les partisans du logiciel libre, du partage et de l’échange collaboratif s’étranglent devant la « récupération » industrielle et financière des projets open source. La « laboratisation » de tout un tas de lieux (en France, la Poste met à disposition des imprimantes 3D dans certains bureaux, les municipalités investissent à Strasbourg ou Tourcoing dans des tiers lieux chargés de faire se rencontrer hackers, recherche et industrie) déborde du cadre initial du mouvement. Et si ce n’était que la rançon du succès ?